Le 13 février 2022
Dans ce roman, l’autrice fait preuve d’un sens remarquable de la fiction en racontant une histoire qui nous tient en haleine tout au long des trois cent cinquante pages, et des longues périodes traversées. Les éléments de l’intrigue sont savamment intégrés à un ensemble construit avec une telle précision que le lecteur, pris dans les rouages d’une machine bien huilée, placé à l’intérieur d’un échafaudage aux pièces bien agencées, suit attentivement les événements, les épisodes, et toutes les aventures de personnages pleins de vie qui se battent sur tous les fronts, dans un monde qui ne leur fait pas de cadeau.
Ce monde, Catherine Cusset le connaît bien. Elle nous livre ses mœurs, ses goûts, ses préoccupations, sa vision des choses, les difficultés rencontrées, l’amour, la fidélité, la mort, les rapports enfants-parents, la guerre féroce, par exemple, que se livrent la mère et l’amoureuse à l’intérieur d’une même femme, dans son cœur et sa chair. Et le temps, dans son épaisseur, est toujours là, qui fait la trame même du roman, qui modèle le personnage. Ce dernier prend corps dans un environnement bien maîtrisé, rendu à travers ses moindres détails, dans un récit qui est, d’une certaine manière, le tableau d’une époque. Et l’architecture est si rigoureuse qu’on est épaté par la solidité du fil qui lie le « roman de Clarisse » au « récit d’Eve », faisant de ces deux personnages féminins non seulement deux sœurs, mais deux visages à la fois antithétiques et solidaires pris dans les soubresauts de l’aventure humaine d’aujourd’hui.
Ce livre a été pour moi l’occasion d’une découverte. Je croyais connaître la société française ou européenne dans sa diversité, les mouvements qui la traversent, les tendances qui y naissent, la façon dont les gens perçoivent les choses, se saisissent de la vie, se représentent le bonheur. Je croyais être au fait de tout cela, je croyais savoir. Juste parce que j’ai fait mes études en France, que j’écris en français, que je lis (modérément) journaux et livres qui y paraissent. Mais là, avec le roman de Catherine Cusset, quelque chose s’est passé en moi : j’ai réalisé que la vision du monde n’est plus celle que je connaissais. Il y a eu de grands déplacements, de nouvelles exigences dans l’examen de ce qui se produit au plus profond de soi, dans diverses zones du non-dit, dans l’expérience du corps, du désir, de la trace, du traumatisme. Une décision d’aller au bout de sa vérité, une mise en valeur de l’instant, une quête fougueuse et héroïque du bonheur, une volonté d’exprimer sans tabou l’affect dans ce qu’il a de plus intime, de plus caché. Cette nouvelle « sensibilité », La définition du bonheur me l’a donnée à voir, à toucher, alors qu’auparavant je réussissais juste à l’imaginer, la concevoir.
Et du coup, j’ai réalisé que j’étais doublement décalée : vivant dans une société arabo-musulmane dont les valeurs sont restées en grande partie féodales, je me sentais « en phase » avec une société européenne que je pensais connaître. Or celle-ci a tellement évolué ! Elle m’a larguée. Elle a fait un incroyable chemin par rapport au temps où j’étais comme un poisson dans l’eau sur les bancs des Écoles et des facultés des années soixante. Alors où suis-je ? Sur quel sol mes pieds sont-ils posés, et quel est ce vide spécifique auquel mes livres tentent de donner forme ?
La définition du bonheur de Catherine Cusset, avec toutes ces interrogations, m’a remise face à moi-même. Ce genre d’ébranlement est intéressant pour les écrivains. C’est pourquoi j’ai tenu à en faire part. Merci Catherine !
Emna Belhaj Yahia, Tunis, le 13 février 2022