Le 15 juin 2022
Un roman puissant, à lire absolument
Audrée Wilhelmy, Blanc Résine. Québec, Léméac, 2019. Paris, Grasset Fasquelle, 2022. Prix Ouest France / Étonnants voyageurs 2022.
Lu par Catherine Cusset
Ce roman écrit comme un conte commence avec une naissance: “Je nais. Je perce les entrailles d’un couvent.” Le bébé a vingt-quatre mères, nonnes dans un couvent au nord du Canada. Pas n’importe quelles nonnes. Les femmes qui ont créé ce couvent se sont réfugiées là pour fuir la violence, échapper à l’abus, survivre. Le bébé grandit dans la nature avec ses vingt-quatre mères, libre et sauvage, dans le respect des arbres et des animaux, en parlant la langue d’Ina Maka, la terre mère.
Un des premiers sons que le bébé articule est “Daaaa” et c’est le nom dont ses mères la baptisent, car c’est le nom qu’elle a choisi pour elle-même: Daâ. L’absolu respect de l’autre commence avec ce choix du nom.
À cinq ans Daâ voit un jeune homme blanc, très blanc, cueillir des herbes à l’usage médicinal. Elle est frappée par sa blancheur (il est albinos sans que cela soit dit) mais elle pleure en le voyant mal arracher les herbes, comme si elle était elle-même la plante abîmée par l’ignorance et la maladresse du garçon : “D’un coup je sens les cisailles sur mes doigts, mes bras, mes jambes. Ookpik me tronçonne en même temps qu’il taille le lédon; il ne s’en rend même pas compte.” C’est le premier moment où on l’entend parler dans le roman: “Non! Qu’est-ce que tu fais!” Il lui dit son nom, Laure Hékiel, et lui demande: “Es-tu la petite fille adoptée par les religieuses?” Pour la première fois on sort de la voix intérieure de Daâ et on la voit par le regard de la société.
Le récit de Laure Hékiel, le jeune homme blanc, est à la troisième personne. Son histoire est celle des mines, des pauvres gens arrachés à la ville par la promesse d’une maison, d’un bon salaire, et emmenés par un train sans retour, le Sort Tog, dans le nord, dans ces mines où ils meurent à vingt-cinq ans en vieillard. Sa mère adolescente est morte en couches et son père, tout jeune homme, se jure, à la naissance de son enfant tout blanc, qu’il ne mourra pas là lui aussi. Il veut faire de lui un médecin. L’albinos devient l’assistant du médecin puis est envoyé à la Cité en formation avec la promesse de revenir et de donner dix ans de sa vie à la mine.
Ce roman est une grande histoire d’amour, celle de Laure Hékiel — que Daâ nomme Ookpik — et de la sauvageonne qui devient sa femme et met au monde leurs trois enfants, Lelio, Boïana, et la troisième sans nom, bébé sauvage comme sa mère. C’est aussi une grande histoire sociale qui tient à la fois de Germinal de Zola et de Madame Bovary de Flaubert. La jeune romancière québécoise y exprime une puissante empathie avec les miséreux exploités par la Kohle Co qui partent vivre et mourir dans les mines, et une distance critique de la petite ville où Laure Hékiel, pour fuir la mine, s’installe comme médecin avec sa femme sauvage : leur différence détonne parmi les notables et les autres villageois qui n’ont de cesse d’exclure le différent, l’anormal. Et c’est une grande histoire contemporaine de respect de la nature, incarné par Dâa. Elle met au monde ses enfants seule dans les bois; elle parle à la nature plus qu’aux hommes; sans autre éducation que celle des nonnes, elle sait soigner aussi, avec des plantes médicinales qu’elle cueille et fait sécher, et devient le médecin des femmes.
Ce roman à la fin tragique est écrit dans une langue superbe, audacieuse, inventive, langue mythologique où l’auteure mêle des mots d’inuit, d’inuktitut, d’abénaquis, d’innuaimun, de wendat, de gallois, d’irlandais, de danois, dont elle donne le lexique à la fin. La langue est un personnage à part entière de ce roman où les protagonistes parlent peu et se comprennent dans le silence. C’est un roman où la mort, qui ne fait pas peur à Daâ, semble la seule solution pour fuir le système d’oppression sociale. Roman aux échos bibliques quand Daâ, à la fin, confie son bébé dans une corbeille aux flots de la rivière, la Nunak qui est sa vraie mère. Roman d’une grande romancière, qu’il faut lire pour le plaisir de l’histoire et la beauté de la langue.
Catherine Cusset