Le 14 avril 2020
Le virus et les fidèles
Lorsque, en janvier dernier, l’épidémie de Coronavirus s’est déclarée en Chine, de curieuses cartes ont fleuri sur Facebook montrant ce miracle : dans l’Empire du Milieu, les régions habitées par les musulmans étaient épargnées, tandis que la maladie faisait des ravages chez les adeptes d’autres croyances. En outre, le virus ne serait que la manifestation de la colère divine, Allah ayant voulu punir la Chine de s’en être pris aux Ouighours, ces martyrs de l’islam. Toutefois, il a fallu se rendre à l’évidence : le virus ne faisait de cadeau à aucune religion ni communauté. Les cartes ont donc disparu et les langues se sont tues. Mais une autre conviction émergea : en pays d’islam, il ne faut rien craindre, nous avons les moyens de vaincre l’ennemi. L’ordonnance et les remèdes se trouvent consignés depuis 14 siècles. Les premiers musulmans ont édicté le principe de la quarantaine, ayant conseillé de rester confiner dans le pays où l’on se trouve lorsqu’une épidémie se déclare. Ils ont averti sur les règles d’abattage des animaux et le bannissement des cochons. Ont déconseillé de manger les chauves-souris que la tradition bénit parce que, selon un hadith, l’épouse du Prophète, Aïcha, aurait affirmé que ces mammifères volants avaient tenté d’éteindre avec leurs ailes un feu qui s’était déclaré dans la Grande mosquée de Jérusalem. En outre, l’islam aurai su dès le départ le comportement social adéquat en de telles circonstances : les cinq ablutions précédant les prières permettent aux fidèles de respecter les règles de l’hygiène et, au vu du spectacle de ces hordes qui s’arrachent les masques, on comprend l’utilité originelle du niqab : « Sobhan Allah ! s’exclame, un barbu de France. Nous ne serons plus lynchés parce que nous refusons de serrer la main ou parce que nos femmes se couvrent le visage ! »
Les plus fatalistes, parmi les croyants, sont persuadés pour leur part que, même si vous êtes contaminés, il ne faut pas se rebeller, notre destin à tous est tracé d’avance, Dieu décide du mal et le guérit, autant Le laisser gérer l’affaire tout seul. C’est ainsi que beaucoup de musulmans continuent à vivre normalement, en embrassant, en mangeant dans le même plat, et l’un d’eux, un fidèle iranien, alla jusqu’à lécher les murs d’une mosquée – affirmant que personne ne peut être atteint dans la maison d’Allah.
Hélas ! Réellement atteint – et jusqu’en la personne de son vice-président,- le gouvernement iranien a ordonné de supprimer le prêche du vendredi, on a beau dire, avoir le nez dans les pieds du voisin et la bouche sur un tapis humecté par la salive de centaines d’autres, n’est pas de la meilleure prudence. L’Arabie saoudite quant à elle a dû prendre des mesures plus douloureuses, au risque de perdre le Jackpot, en interdisant le pèlerinage pour cette année. D’ailleurs, certains croyants ont conseillé aux pèlerins et aux imams de suspendre les prières pendant lesquelles ils sont censés maudire les mécréants occidentaux, le temps que ces derniers nous trouvent un vaccin …
La Tunisie a sévi en rendant publique une décision pour le moins étonnante : celle d’arrêter les conversions à l’islam : – Revenez plus tard ! Si certains Tunisiens se sont amusés en voyant dans cette décision le travers d’une administration locale qui ne manque jamais de renvoyer votre requête au lendemain, il n’a pas échappé à d’autres que les autorités religieuses ne sont pas loin de penser que les candidats à la conversion étant d’origine étrangère, ils sont par définition porteurs du virus et qu’il importe donc de les dissuader de venir embrasser notre religion et contaminer la souche…
Pour résumer, et comme dirait un internaute : en l’espace de quelques semaines, L’Arabie Saoudite a interdit le pèlerinage, L’Iran la prière du Vendredi et la Tunisie l’islam tout court…. Il faut bien rire un peu, par ces temps de panique virale !
24 mars 2020
La panne
Après des journées passées à tourner en rond sans pouvoir écrire, – ou en écrivant lamentablement, je me suis rendu à mon propre diagnostic : je suis en convalescence littéraire. Les phrases n’ont pas de goût, le rythme est lent, les expressions fades. Les symptômes d’une insuffisance « inspiratoire » sont évidents.
Comme pour se lever ou marcher, il faut s’y prendre à plusieurs fois pour attraper un paragraphe, accrocher une idée.
Et de même que, pour tenir droit, le convalescent doit se servir d’un appui, une solide concentration est nécessaire pour tenir la rampe du Sens.
J’écris, en mettant un mot devant l’autre, doucement, pour ne pas chuter dans le silence.
Serions-nous en train de découvrir le mobile de toute littérature ? Ou son absence de mobile.
Si elle échoue à être un abri, une demeure, un lieu de confinement, il faut lui trouver d’autres utilités. Ou conclure à son inutilité.
On croyait connaître nos grandes capacités à la solitude heureuse sous ce fameux « toit » de l’écriture, la pudeur oblige de douter d’une telle donnée en ces temps de solitudes malheureuses.
On croyait pourvoir écrire loin des bruits du monde, il s’avère que le monde est ce fond sonore sur lequel on écrit.
On croyait être notre première matière et sujet d’écriture, et cet intrus, « l’Autre », impose soudain son incontournable présence.
On croit, en écrivant, soigner ses pathologies, chercher son propre salut, on découvre qu’on écrit avec le souci des autres et que notre salut reste chevillé au leur. La fiction ne sort pas indemne de la réalité.
Ces jours-ci, j’ai tenté d’échapper au confinement en voyageant dans ma mémoire, en invoquant le souvenir de mon village, de mes anciens, morts ou vivants, en faisant le chemin inverse de ma vie, mais quelque chose me retenait toujours sur place. Un virus s’est instillé dans le passé aussi, je n’arrive plus à le retrouver intact. Est-ce une occasion pour m’en libérer ? Faut-il que je reprenne le tout et que je recommence ? Que je m’invente une autre vie ? Que je me résolve à de grandes décisions pour l’avenir ?
Ces questions servent-elles à quelque chose, puisqu’on est toujours à l’arrêt et que le mécanisme de vie semble grippé ?
Pour que l’écriture s’ébranle vraiment, il faut que le voyage soit possible pour tout le monde. Le reste est littérature.
04 avril 2020
Confinée pour confinée
Tenir un journal sur le confinement n’est plus d’aucune originalité. Tout le monde s’y est mis, les journaux, les écrivains, les stars, les internautes. Mais que voulez-vous faire quand l’actualité ne tourne qu’autour du Coronavirus et que tout le monde est concerné ? Où puiser de la matière sinon dans l’évolution de la maladie, ses ravages, les espoirs escomptés ? Quel scoop donner à part ce scénario qui n’est plus une fiction, malgré ce dont on nous rabat les oreilles depuis des décennies sur les progrès de la science et de la médecine, les prouesses technologiques et l’intelligence artificielle, l’éternité à portée de main. Heureux était le temps où je pouvais faire sourire avec les bêtises de nos barbus ou les idioties de nos gouvernants. Et l’idée ne me viendrait pas de vous seriner avec mes « chikayat » sur les droits des femmes dans un contexte où le simple droit de vivre est devenu un pari.
Je ne vous cache pas que, au début, je n’avais rien contre le confinement. J’étais même enthousiaste. Je m’étais dit, c’est super, je vais enfin pouvoir rester tout le temps chez moi pour écrire. Je ne perdrais plus mes journées dans les déplacements, les réunions, les sorties, le shopping – quelle économie je fais en ce moment ! – Je me suis mis devant mon ordi en me frottant les mains. J’ai allumé l’écran et… ça a coincé. J’ai couru derrière les phrases, tenté un de rattraper les pensées, rien à faire, ça se dissipe comme le virus dans l’air, inspiration en mode veille. J’ai dû me rendre à l’évidence : le corona a infecté ma littéraire, elle n’est pas au meilleur de sa forme, j’écris avec la fébrilité des convalescents lorsqu’ils se relèvent d’une maladie, le goût altéré et les sens perturbés.
J’ai essayé de chercher un autre argument qui pourrait me faire accepter le confinement. Je me suis dit, ma fille, rester à la maison n’est pas un fait nouveau pour toi, c’est même une tradition séculaire, dans ton village, les femmes ne sortaient pas plus que ça. Donc, question confinement, tu t’y connais en tant que descendantes de grands-mères qui n’avaient nullement besoin de mettre le nez dehors pour se sentir vivre. J’ai invoqué le souvenir de ma mère qui restait des mois, voire des années, sans passer le seuil. Je me suis rappelé une de mes tantes qui avait passé trente ans de son existence derrière les murs, jusqu’au jour où son mari est mort. Personne n’avait le droit de la voir à part ses enfants et quand elle manquait de quelque chose, elle descendait de la fenêtre un couffin au bout d’une corde, l’un des passants prenait le panier et allait le donner à son mari ou à l’un de ses enfants pour y ramener la course. Ma tante, n’en est pas morte, alors ? Alors, retourne à la tradition, le confinement est génétique chez toi, allez, fais un effort, me suis dit en me tirant les oreilles.
Ça n’a pas marché.
Je me suis alors rappelé que j’avais une cuisine et que je pouvais y occuper mon temps libre. J’ai retrouvé les recettes d’antan, refais faire son pain « mlawi » et la « Hergma » à la tête de veau. J’ai banni les pizzas et les pâtes, le couscous devint roi, c’est un signe qui ne trompe pas si je m’en réfère au proverbe tunisien « Kaskislou yarja laslou », qui veut dire à peu près ceci : « Il suffit de remuer et l’on revient à l’inné ».
Puis j’en ai eu assez. J’ai arrêté de cuisiner et j’ai mis fin au ménage, édifiée sur cette vérité que personne n’a l’honnêteté de rappeler aux femmes : il ne sert à rien de s’épuiser à nettoyer, tout redevient sale dans l’heure qui suit.
Après le travail des mains, j’en suis revenu au travail des méninges. Lire, pour m’occuper. Sauf que j’échouais à me concentrer sur la lecture. La télé ? J’ai regardé tous les films, les bons comme les navets, les séries que Canal + – dans sa grande générosité, nous a servi gratuitement pendant une petite période, juste pour nous rendre addict et nous faire signer l’abonnement en fin de confinement. J’ai téléphoné, aux amis, à la famille, à mes villageois là-bas, Merci Wathsapp ! Puis j’ai tourné en rond à nouveau.
Un jour, j’ai eu un sursaut de conscience en découvrant ma mine défaite, mes cheveux enduits d’huile d’olive et mon pyjama de pingouin. Il ne faut pas que je me laisse aller, me tançai-je. J’ai recommencé à mettre ma crème du jour, j’ai enfilé un pantalon et un pull seyants. Et je me suis assise sur mon canapé, avec l’impression de servir d’épouvantail au virus. Ni ma crème ni ma garde-robe n’ont réussi à me donner l’illusion que j’étais de sortie. D’ailleurs, j’ai fait un tri dans mes habits et enlevé la moitié, sauf que je ne sais pas comment ni à qui les donner, personne n’a besoin de fringues en ce moment, la chloroquine, le masque, le liquide antigel et la farine valent plus chers que les articles de haute couture.
J’ai dû me rendre à la réalité. Tout est dans la tête. On ne peut jouir de quoi que ce soit quand le monde va mal. On ne peut pas trouver de consolation, ni dans notre passé, ni dans notre présent si demain augure d’un monde dans lequel l’un comme l’autre sont à jamais compromis.
14 avril 2020