Le 24 mars 2020
D’après la légende familiale, vers 1870 mon arrière-grand-père, un marin génois immigré en Argentine, avait sauvé sa femme de la fièvre jaune ou du choléra (sur ce point les avis étaient partagés), en la cachant dans son bateau qui mouillait l’ancre dans le port de La Boca, à Buenos Aires. La légende ne dit pas comment s’appelait cette aïeule chanceuse, mais le nom du bateau-refuge est resté gravé dans les mémoires : “La Carmelita”. De cet Arche de Noé à la génoise provient mon deuxième prénom, Carmen. Quand il y a dix ans j’ai pris la décision de me confiner dans une maisonnette de conte de fées ou de sorcières, au fin fond du Berry, la dernière idée qui me soit venue à l’esprit est ce bateau légendaire. Il m’adresse aujourd´hui un clin d’œil complice.
Dans mon hameau berrichon constitué de trois maisons dont la mienne, je ne cherchais qu’à fuir la Foire aux Vanités- un pari plus ou moins gagné-, retrouver nature et solitude et tenter de réaliser le rêve que chaque exilé porte en soi, tout en le sachant impossible : la reconstitution d’une maison de famille inévitablement perdue. Mais comment imaginer que ma petite maison jouerait le rôle d’une deuxième Carmelita, échouée en lisière de forêt en pleine campagne française ?
A l’entrée du jardin il y a un portail trop grand pour les modestes proportions de la maison et du terrain. Je le trouvais prétentieux, à présent il me semble utile. Car il marque une limite. La pancarte peinte en rouge que je viens de suspendre à ses barreaux n’a de signification que pour moi : NO PASARAN. Pour les paysans qui m’entourent et, me jugent trop étrangère à leur goût, me saluent à peine, il s’agit là d’une autre lubie de cette extraterrestre venue atterrir chez eux. Mais pour moi c’est un message que la Chose comprendra : il a été prouvé qu’elle possède le don de langues.
De l’autre côté du portail, sur le petit chemin de moins en moins foulé par les tracteurs, eux aussi en quarantaine, Olivier l’épicier du coin dépose des cageots contenant de spaghettis ou de pois chiches en conserve – c’est tout ce qui lui reste- et, muni de gants, prend son chèque dans ma boîte aux lettres que je laisse grande ouverte. Du temps en temps le médecin vient me rendre visite, un oiseau de malheur avec son masque pourvu d’un bec. Je tousse à me fracturer le sternum mais ce n’est que de l’asthme. Pas de fièvre, donc pas de risque de terminer à l’hôpital de la petite ville avoisinante, jetée comme une vieille chaussette bien que malgré mes quatre-vingt-un ans je n’ai l’air ni « grabataire » ni « démente », pour citer le Ministre- enfin pas trop.
J’ai fini mon roman, voilà qui est bien. Il ne sera publié que lorsque nous serons toutes et tous sorti·e·s de nos cavernes, l’air étourdi, fous de joie de pouvoir nous embrasser à pleine bouche, mais il est là, fin prêt. C’est mon petit dernier, il n’y en aura pas d’autres. Après une trentaine de livres je n’ai plus rien à dire, alors je ne le dirai pas. L’avantage de l’avoir terminé, c’est que je pourrai joyeusement revenir à ma passion première, la peinture, abandonnée pour me consacrer à l’écriture, il y a seulement cinquante-sept ans de cela. Et c’est, comme pour le vélo, le cheval, le tango, l’amour, une chorégraphie de gestes qui ne s’oublient jamais.
Un autre avantage : mon jardinier n’ayant pas le droit de venir « faire la tonte », l’herbe pousse dans mon jardin presque au même rythme auquel je diminue. Elle grandit, je rapetisse, c’est la loi du vivant. Devenir La Fée aux Miettes dans un jardin sauvage, au beau milieu d’une peste, ça peut toujours aider à passer entre les mailles du filet, qui sait ? Pour le moment les herbes folles ne m’arrivent qu’aux genoux, nous jouons elles et moi une course contre la montre, on verra bien qui arrivera en premier. Peut-être m’auront-elles recouverte entièrement avant la fin de la quarantaine, alors quand mes arrière-petits-enfants pourront enfin venir c’est eux qui me retrouveront parmi les trèfles, ou bien faisant la sieste à l’abri des feuilles de primevère, grasses et chaudes comme des couvertures.
Encore un dernier avantage à ce confinement en « milieu rural » – il y en a certainement d’autres mais je ne les ai pas encore dénichés : les recettes de cuisine ! A quoi bon nous servirait-il l’Internet si ce n’est à découvrir, moi la citadine incapable de distinguer une feuille d’une autre, qu’on peut égayer les éternelles pommes de terre d’Olivier l’épicier en les agrémentant de salades de pissenlit, ou se concocter des tartes exquises avec une poignée de farine, un soupçon de beurre à la place de la crème fraîche, et un bouquet d’orties cueillies le matin même, avec des gants qui pour une fois n’auront pas servi à nous protéger de la salive d’autrui ?
Certes, en énumérant les raisons qui m’ont poussée à me confiner depuis dix ans dans la France profonde, j’ai fait semblant d’oublier l’essentiel, par pudeur, par peur du ridicule, et parce que ce sont des choses dont on ne parle pas. Mais à présent on peut tout dire, y compris ceci : hormis la nature, la solitude et la recherche de la maison familiale impossible, un autre aspect de mon projet campagnard a été de me « préparer à bien mourir ». Une idée d’un autre temps, c’est pourquoi j’ai cherché un coin vieillot pour la mettre en œuvre. Rilke avait exprimé ce vœu, « mourir de sa propre mort ». Une mort que nous portons en nous, comme un fruit, disait-il, et qui a un sens, une raison, et dans laquelle nous pouvons nous reconnaître puisqu’elle est là depuis l’enfance. Puisse ma pancarte de Passionaria être accrochée sur tous les portails, afin d’arrêter cette Chose innommable qui nous dépouille avec méthode de tout ce qui nous revient. De notre vie, mais aussi de notre mort bien à nous.
Alicia Dujovne Ortiz