Le 1 mai 2020
Confinement avec soi
En ce temps de réclusion collective, on n’a guère le choix d’être avec soi. Que cet isolement se déroule en solo ou en groupe, on est acculée à un tête-à-tête avec soi. Cette perspective en épouvante plus d’un. On serait tentée de le penser au vu du chiffre effarant de plus de 90 000 contraventions pour non-respect des règles de confinement.
En France, les forces de l’ordre pourchassent les récalcitrants tandis qu’au Canada, nous ne sommes pas encore rendus à ce stade. Les autorités comptent sur le civisme de la population tout en mettant en place une série de mesures limitant l’occupation de l’espace public.
Ne se contentant pas des limites imposées par la taille du logis, plusieurs bravent l’interdit pour toutes sortes de bonnesraisons. Parmi celles-ci, la peur et l’ennui. Justement, ce sentiment de désintérêt, de lassitude, de somnolence voire d’inquiétude révèle ce que nous sommes devenus.
Dans La société du spectacle, Guy Debord constate que « [l]e spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien du sommeil. » Notre société du spectacle, enflammée par la performance – un combustible se combinant à merveille avec l’égocentrisme – a été rappelée à l’ordre, de façon complètement inattendue par un…microbe. Il sème l’effroi, la désolation, le désordre. L’ordre mondial en est radicalement bouleversé. Plus que tout, ce virus a fait vaciller nos certitudes. Troublé, notre quotidien nous astreint désormais à un temps d’arrêt, de pause, de suspension voire de spleen.
S’examiner, faire le bilan de son existence, décacheter ce qui a été mis sous scellé, interroger le sens de sa vie ou plonger dans ce vertigineux vide intérieur que l’on tente de combler en exaltant le rythme infernal de notre monde moderne.
Plutôt que d’y faire face, l’on préfère parfois la fuite en avant car on sait qu’après avoir pratiqué ce temps avec soi, fût-il imposé, le statut quo ne sera sans doute plus plausible.
Le coronavirus dévoile la peur des autres, mais surtout la peur d’être avec soi.
Si admirable que soit le renoncement à la sociabilité aux fins de limite de propagation du virus, il se trouve que les gens commencent à prendre goût à l’entre-soi, sorte de remboursement du temps de qualité qui leur avait été volé au nom du progrès. Prendre du temps pour soi, avec ses enfants, son conjoint, préparer la popote, faire du sport, s’initier à l’apprentissage d’une nouvelle langue, écouter et faire de la musique, danser, dormir, lire, écrire, visiter des musées virtuellement, (re)découvrir les jeux de société, se remémorer que le téléphone ne sert pas qu’à envoyer des textos. Bref, toutes ces activités réduisent notre aliénation sociale qui masquait un isolement social, tous ces rapports superficiels qu’on nouait avec les autres. La distanciation sociale n’est donc pas chose nouvelle.
Il faudra faire confiance au temps, ce temps précieux de retrouvailles, de réflexion sur la poursuite exacerbée du bonheur qui, on le voit, ne tient qu’à un fil.
Montréal, le 26 mars 2020
Slow food, slow time
Slow food, on connaît le concept, véritable hymne à la lenteur. Choisir des aliments de qualité et prendre le temps de les apprêter. Dans nombre de sociétés, le slow food n’est pas une tendance. C’est un mode de vie qui ne relève pas forcément d’un choix personnel. Dès lors, cuisiner occupe une bonne partie de la journée. Comme l’a fait remarquer très justement le chroniqueur culinaire Arnaud Daguin, quand il s’agit de se mettre au fourneau, le principal ingrédient manquant est … le temps. L’industrie agroalimentaire l’a bien compris. Plats cuisinés, surgelés ou faits maison débordent des étals des épiceries. L’univers de la restauration n’est pas en reste au vu de la pléthore de plateformes de livraison. Blogs, livres de recettes, émissions télévisées nous proposent de préparer des plats en moins de 30 minutes à partir d’une courte liste d’ingrédients. Pour les plus pressés, des boîtes de repas prêts à cuisiner sont transportées à domicile. Plus besoin de faire les courses.
Pas le temps de cuisiner ? Calfeutrés chez nous, on pourrait penser que l’excuse ne tient plus. Faudrait-il signaler tous ces gens affairés, absorbés par le télétravail et les enfants ? Ceux-là ne peuvent jouir des bienfaits de l’ennui. Pour autant, se nourrir est devenu une priorité commune. Assurer notre survie. Contre la maladie, mais aussi contre la faim. Le changement est abrupt pour notre société cramponnée à l’immédiateté et la surconsommation. Tout à coup, nous avons peur de manquer de nourriture. Il nous (re)vient à l’esprit que nos denrées n’aboutissent pas ex nihilo dans nos magasins ou sur les sites où nous nous approvisionnons. Ce virus, serait-il en train de nous inoculer de nouvelles mœurs ?
Pour ma part, limitant mes escapades au supermarché, je m’adonne à la cuisine du placard. J’y ai déniché de vraies pépites. Thon en boîte, légumineuses ou céréales sont considérés sous un angle neuf. Ma perquisition m’aura permis d’exhumer auto-cuiseur et mijoteuse. Deux accessoires salutaires pour pratiquer le slow food. En cette période troublante, les plats réconfortants, longuement mijotés peuvent enluminer des journées qui passent et se ressemblent. Sentez-vous déjà les effluves d’un chili con carne, d’une blanquette de veau ou d’un délicieux gâteau au chocolat ? Vous l’aurez compris, on veut bien se (re)mettre aux fourneaux, sans nécessairement avoir à y passer la journée.
Pour conjurer la claustration, rien de mieux que de s’offrir un voyage gastronomique. Pourquoi ne pas transcender la fermeture des frontières en important de l’exotisme dans nos assiettes ?
Cap sur la Guadeloupe, mon île natale, pour une escale gourmande. Mode d’emploi pour un repas thématique ? L’ambiance. La musique zouk est tout indiquée, en dépit de textes sirupeux et doudouistes à souhait. Des titres comme « Dans tes bras », « Il était une fois, toi et moi » ou « zouk la sé sel médikaman nou ni », le « zouk est notre unique remède », arrachent un sourire, mais quel pied de nez à la morosité ambiante! C’est le temps de verser l’incontournable planteur, un mélange de jus de fruits, goyave, fruit de la passion, orange et de rhum dans un verre à cocktail. Que vaudrait cet apéritif sans les accras de morue à la sauce chien ? Passons à table pour faire honneur au gratin de giraumon, une variété de courge, et au colombo de poulet accompagné de riz créole. Pour la touche sucrée, un flan au coco saura ravir les palais les plus exigeants. Loin d’être terminée, la soirée se poursuit par une séance de cinéma. La comédie de Christian Lara, Pa ni pwoblem, « Il n’y a pas de problème », saura propager la gaieté. Pour les amateurs de lecture, Maryse Condé affiche sa gourmandise, celle pour la bonne chère et pour les mots, dans son roman Mets et merveilles.
Peut-être devrions-nous envisager le dépaysement par le biais de l’aliment comme un avant-goût du déconfinement ?
Montréal, le 6 avril 2020
La vie en vert
Des nasillements de canards. Je crois rêver. Un couple de canards colvert voltige dans les airs avant d’amorcer une descente en direction d’une mare du parc Baldwin, sur le Plateau Mont-Royal. Doté de majestueux arbres centenaires, de grandes allées et de bosquets, cette forêt transformée en jardin public est devenue un repaire des joggeurs, des familles, des promeneurs, des amateurs de plein air, des écureuils et depuis peu des canards.
À la faveur de la fonte des neiges et des pluies printanières, de petites étendues d’eau se sont formées en différents lieux du parc. En cette ère où les distractions sont limitées, les volatiles sont rapidement devenus une attraction. Peu farouches, ils se laissent aisément approcher. Adultes et enfants s’émerveillent du spectacle inopiné et poétique offerts par la nature. L’on s’extasie et l’on s’étonne de la présence de ces oiseaux. Le devrait-on ? Ne serait-ce pas la conséquence de cet instant de répit – notre confinement – entrainant avec lui la réduction de la circulation automobile et de la pollution sonore ? Véritable phénomène mondial, le retour des animaux sauvages en ville est observable à l’échelle locale et nous engage à repenser nos rapports avec notre bouillonnant écosystème.
Plus efficace qu’une grève pour le climat, ce virus nous contraint à battre en retraite, à plier l’échine sous la peur de disparaître. Notre anthropocentrisme déclinant est brutalement mis à mal et nous rappelle un lieu commun : nous faisons partie de la nature. Peut-être avons-nous désappris que nous sommes liés à ces arbres qui nous offrent plus que de l’ombrage, à ces oiseaux au chant doux et apaisant, à cette eau claire qui jaillit de la fontaine, à cet air invisible que nous inhalons, à l’humus ? À leur manière, les canards nous le signalent.
***
Vint le jour inéluctable où les étangs se sont asséchés. Ayant perdu leur habitat humide, les canards sont partis en quête d’un nouveau lieu de vie. Portée par l’enthousiasme, je m’étais déjà accoutumée à leur compagnonnage.
Et puis, il a plu, suffisamment pour remplir à nouveau les mares. Durant un laps de temps fugace, le mâle est revenu, nous préparant à son départ définitif. Le moment est venu d’immortaliser cette scène qui ne sera sans doute qu’un souvenir. Espérons que nous aurons la mémoire longue.
Montréal, 1er mai 2020