Le 14 avril 2020
« Oyé, brave et puissante famille Diarra, dignes descendants de N’Golo Diarra[1], moi, Djeliba, le griot de votre famille, vous dis bonsoir dans la paix et la dignité ! Oui, bonsoir M. Diarra, bonsoir à tes braves épouses. Que la paix soit sur vous ! »
« Jiniê ye baro ye [2]! Alors, je viens honorer une fois de plus la tradition, qui est de vous entretenir et de vous divertir chaque soir comme l’a fait mon père, le père de mon père. Faillir à ce devoir est un sacrilège. Alors, famille Diarra, laissez-vous bercer par les mélodies du n’goni[3], mon fidèle compagnon. Bénissez-moi, mes maîtres, que mes doigts continuent d’effleurer longtemps les cordes de cet instrument magique de notre contrée. » C’en était ainsi.
Cette voix familière et les mélodies du n’goni ne cessent de tourner dans la tête de Grand-mère Farima depuis le confinement, la transportant dans les ruelles de son quartier qu’elle empruntait chaque jour avec sa meilleure amie, Sira, dès 5 heures du matin, quand elles revenaient de la mosquée, ce qui était devenu une tradition. Sur le chemin du retour, elles s’arrêtaient sous un manguier et se confiaient l’une à l’autre en toute discrétion jusqu’à ce que les premiers rayons du soleil percent les nuages. C’était leur bonheur.
Aussi, Grand-mère Farima était-elle l’initiatrice de ce groupement de femmes du quartier qui se réunissaient chaque samedi après-midi pendant deux heures pour échanger, causer, partager leurs peines, les déboires de leur foyer, l’avenir incertain de leurs enfants, la déperdition des mœurs.
Et voilà qu’avec le confinement, plus de Djeliba. Plus de mosquée. Plus de causerie-débat avec ses amies du samedi soir. Et le plus frappant, plus de Sira. Dur, très dur pour elle. Sa vie s’est arrêtée. Sa vie si bien remplie, sa vie dédiée à la religion et à la vie sociale, vient de prendre un coup. Manquer à ces rendez-vous religieux et sociaux, à ce témoignage de reconnaissance, de gratitude, d’amour de la part de Djeliba, est un châtiment pour elle.
Ayayaye ! Moi, sa petite-fille, vivant à des milliers de kilomètres, j’appelle pour prendre des nouvelles. Le récit que me fait ma sœur me donne froid dans le dos. Grand-mère Farima va mal. Elle me décrit la scène :
« Arrêtée à sa fenêtre, je la regarde à travers les grilles de sa porte. On m’a interdit de l’approcher. Elle est mise en quarantaine comme bon nombre de fidèles de la mosquée qu’elle fréquente depuis la confirmation d’un cas positif parmi eux. Je contemple Grand-mère, son corps squelettique, son dos courbé. C’est dur pour moi aussi de la voir isolée, de la voir respirer cette souffrance, cette douleur face à ce fléau. On n’a jamais pensé que ce petit virus pourrait un jour nous ébranler autant. Elle ne me voit pas. Son regard est fixé dans le vide. Je sais que son cœur est lourd, son âme triste. Je sens qu’elle pleure. En entendant mon « bonjour », elle se retourne. Sira lui manque, me dit-elle en refoulant une larme. Sira est pourtant juste à côté. Elle est dans la maison voisine. Leurs fenêtres se font face. Alors, depuis le confinement, chaque matin, les deux femmes s’arrêtent à leur fenêtre et causent pour faire perdurer la flamme de leur amitié. Mais elles sont tristes car il leur manque ce contact et cette chaleur humaine. »
Là, j’ai tout de suite compris que Grand-mère Farima allait mal. Pour quelqu’un qui pouvait recevoir plus de dix visiteurs par jour, qui participait à toutes les cérémonies du quartier et de sa commune (baptêmes, mariages, funérailles), même étant malade, quitte à s’écrouler après sur son lit, c’était un moment très douloureux pour elle. J’ai fini par craquer au téléphone.
Je me ressaisis après un instant et demande alors à lui parler. Impossible de prononcer un mot. Pourtant elle arrive à chantonner. Ce chant des moments tristes, cette musique, Asimbonanga de Johnny Clegg, « Asimbonang ‘umfowethu thina, Asimbonang ‘umtathiwethu thina[4] ». Dans un sanglot, elle dit :
« Je suis séparée de Sira qui me tenait compagnie. Vous autres, mes petits-enfants ainsi que mes enfants, vous êtes tous loin, au pays des Blancs. Sira est celle qui comble cette absence, ce vide laissé par le destin, votre destin. Elle est mon rayon de soleil. Je suis séparée d’elle par ce petit virus prétentieux, qui fait sa loi, qui est aux commandes. Eh Dieu ! Comme l’adage a raison : Jiniê ye sôgôma cama ye[5]. Ni môgô ma sa, fên bee juru b’i la[6]. Je n’ai jamais pensé un seul moment que j’allais vivre un tel jour dans ma vie ! Dieu aurait dû me tuer avant. »
Grand-mère a raison. Le poète Lamartine a dit : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
Et moi, souffrant de savoir le mal-être de ma grand-mère chérie, à mon tour de penser à la chanson de Johnny Clegg : « Who has the words to close the distance[7] ? »
J’arrive au moins à la raisonner en lui disant que le mieux, c’est de rester confinée pour « faire tomber la distance » entre elle et Sira, entre elle et sa mosquée, entre elle et ses amies du samedi soir. Il s’agit de sacrifice pour que ce virus n’ait pas raison de nous. Le plus important est que malgré cette distance, nous tournions plus que jamais nos pensées vers tous nos amis et toute la famille sans aucune exception. Que la part d’humanité qui est en nous jaillisse et ensemble nous gagnerons le statut de résistants !
C’est sur ces mots que j’ai raccroché le téléphone.
Safiatou Ba
13 avril 2020
[1] N’Golo Diarra était un roi de l’empire bambara de Ségou, quatrième région du Mali.
[2] Cet adage depuis le temps de nos ancêtres traduit littéralement que la vie est faite de causeries et d’échanges.
[3] Instrument de musique, guitare traditionnelle.
[4] Nous n’avons pas vu notre frère, nous n’avons pas vu notre sœur.
[5] La vie est une succession de plusieurs matins.
[6] Il faudrait s’attendre à tout dans la vie.
[7] Qui a les mots pour faire tomber la distance ?