Le 24 mars 2020
C’est le journal d’une maman artiste avec quatre enfants dans le grand combat contre le microbe. Une famille à Bruxelles au temps du Corona. Notre première semaine face au virus.
Jeudi 12 mars
Il est vingt heures. Ludo, onze ans, répète qu’il en a assez de l’école. Marre des profs, marre de la discipline, marre qu’on lui tombe dessus, marre du néerlandais. « Toi, Maman, tu n’aurais qu’à m’apprendre. Pourquoi on passe la moitié de sa journée séparés des gens qu’on aime ? » Joséphine, ma benjamine de six ans, s’est endormie sur le canapé. Après la piscine, ça ne rate jamais. Les enfants ont plongé, sauté dans un eau moins fréquentée qu’en temps normal. Jean, le professeur de natation, m’a glissé avant de partir : « Fin de semaine, à mon avis, on sera fermés… » Pour l’heure, il s’agit de mettre Ludo au lit. Je répète que l’école est essentielle, rencontrer d’autres enfants permet de se construire, être professeur est un métier et, au cas où il l’aurait oublié, sa maman en exerce un autre. « Bonne nuit, mon loup. »
Je m’installe devant mon ordinateur. Un étage plus bas, Juliette, ma grande de quatorze ans, révise son cours de math. De temps en temps, je parcours le site du Soir pour suivre les décisions du conseil de sécurité. Au milieu de la soirée, la décision tombe, plus d’école pour les trois semaines à venir. Je descends dans la chambre de Juliette et lui annonce la nouvelle. Elle peste : « Hors de question que je ne voie plus Kate et Nora. » Elle a quatorze ans, une bande de potes soudée comme les doigts de la main et, depuis quelques semaines, un amoureux – Rodolphe – qui ne la lâche pas d’une semelle.
Vendredi 13 mars
6h30, les premiers messages fusent sur les comptes WhatsApp des classes des enfants. On recommande d’apporter des sacs pour reprendre le matériel scolaire à la maison. Les profs donneront du travail durant la période.
7h, je réveille ma troupe et annonce à Ludo que son rêve le plus cher est en train de se réaliser, sa mère adorée va lui enseigner tout ce qu’elle sait. Il me regarde droit dans les yeux : « Ça va être carrément l’enfer ici ! » Mon fils n’en est pas à une contradiction près.
Nous roulons en direction de l’école pourvus de nos sacs réutilisables. Ensuite, je partirai pour Virton. J’annonce aux enfants que je ne pourrai les chercher à 15h30. Les deux grands s’occuperont des petites et porteront les sacs de livre. « J’avais prévu de passer du temps avec Rodolphe ! », s’indigne Juliette. À hauteur de Reyers, mon portable sonne. Le prof de Virton me demande s’il est opportun de maintenir la rencontre littéraire prévue : « Le projet associe jeunes et personnes âgées, qu’en pensez-vous ? » Je réponds qu’il ne faut prendre aucun risque et m’engage à revenir à Virton lorsque la situation sanitaire sera sous contrôle. À mes côtés, Juliette jubile, à 15h30, sa mère portera les sacs de livres et elle aura tout loisir de traîner avec Rodolphe.
De retour à la maison, je m’applique à gérer les conséquences de la fermetures des théâtres. Ma compagnie compte 9 représentations annulées rien que jusqu’à la fin mars. S’il semble possible d’en reporter 7, 2 semblent perdues. La matinée est occupée à contacter les artistes, les rassurer, affirmer qu’on se battra pour maintenir l’activité, envisager des dédommagements. J’essaie de faire de l’humour, de ne pas céder ni la panique, ni à la déception de voir des semaines de travail partir en fumée.
Quinze heures trente, on sent une atmosphère de 30 juin dans la cour du Collège. Julie, l’enseignante de Rose, annonce qu’il y faudra revoir les calculs jusque mille et l’apprentissage de l’heure : « Pour le reste, profitez ! Faites tout ce que vous ne pouvez pas faire durant l’école. » Notre ciel paraît sans nuage.
J’ai préparé des cookies au chocolat avec les enfants. J’explique qu’on commencera à travailler lundi, ce week-end, ce sera vacances ! Je me rends au supermarché pour nous préparer un dîner de fête. Il y a foule au Delhaize. Foule mais plus d’oranges, ni farine, ni pains, ni œufs, ni papier-toilette, ni essuie-tout. Quasi plus de pâtes. Je rafle ce que je peux et, avant de rentrer à la maison, passe une tête à la petite épicerie du coin: « Il vous reste de la farine ? » Plus que de la fermentante. Je ne me montre pas regardante. Une voisine, entrée à ma suite, déclare : « Faut faire avec ce qu’il reste ! » et me demande si je suis du quartier. Nous ne nous sommes jamais vues, alors que je vis ici depuis quatorze ans et elle depuis quinze. En sortant du magasin, elle me montre sa maison. J’indique la mienne, à vingt mètres. Elle rit : « Au moins, avec le corona, on se rencontre ! »
J’appelle les enfants pour une séance d’écolage de lavage de mains. Minimum quarante secondes, un max de savon, un frottement consciencieux entre chaque doigt. Je répète qu’ils ne peuvent plus embrasser les personnes extérieures à notre cellule familiale. Joséphine déclare : « Si on ne peut plus s’embrasser, on n’aura qu’à faire des câlins. » Je recadre : plus de câlins. « Plus de câlins ? »
Ce soir, mon amoureux m’emmène dans mon restaurant préféré. Le dernier avant longtemps.
Samedi 14 mars
Ce matin, petit déjeuner crêpes. « Tu sais que je déteste ça, fait Rose, je t’ai dit pains perdus. » J’explique que je n’ai pas trouvé de pain. Elle me regarde comme si j’avais fumé de la colle à tapis.
Je découvre un message de mon frère sur notre groupe WhatsApp : « Papa est désorienté. Difficulté à trouver ses mots. » Mon père a 80 ans, il est affaibli par la maladie et sujet aux infections urinaires. Branle-bas de combat. Et si la fatigue et la confusion étaient symptomatiques du corona ? J’appelle ma mère. Je l’entends inquiète et perdue. Depuis dix jours, par peur du virus, ils vivent dans une isolation quasi complète. Une amie médecin recommande que mon père n’aille pas aux urgences, il faut prendre ses paramètres vitaux et jauger de quoi s’il s’agit. J’annonce à ma mère que je vais passer. Que faire des enfants ? Mon amoureux propose de s’en occuper. Je saute dans ma voiture.
J’entre chez mes parents, ma mère paraît épuisée, mon père se tient la tête dans les mains, je ne les embrasse pas, je garde mes distances, je me désinfecte tout de suite les mains. Mon père ne tousse pas. Devant moi, il prend les paramètres demandés. Mon amie médecin propose de prescrire une analyse d’urine ainsi qu’un antibiotique large spectre. C’est une matinée de course : entre la maison de mes parents, celle de mon amie médecin, la pharmacie et l’hôpital. Il y a aussi quelques gestes quotidiens : aider ma mère à changer les draps de leur chambre, porter des livres chez une voisine. Sur le pas de la porte, elle demande : « Quand reviendras-tu? »
Je récupère les enfants. Ils ont mangé des frites, joué au Backgammon et regardé un film débile à la télé. Le bonheur.
En fin de journée, mon amie Christine m’appelle. Nous travaillons ensemble depuis quatorze ans. Avec son compagnon, ils ont prévu de se marier le 20 mars. Elle m’a demandé d’être son témoin. Sa voix, d’ordinaire enjouée, est morose. Vu les restrictions, ils se voient obligés d’annuler la fête. Nous ne serons que quatre à la maison communale. Deux mariés et deux témoins. Elle recommande que j’apporte mon propre bic pour la signature.
Dimanche 15 mars
La maison est un désordre apocalyptique. Les enfants traînent en pyjama, affalés n’importe comment. Je demande que chacun range ses affaires, s’habille, se brosse les dents. Ludo a frappé Joséphine. Rose pleure dans l’escalier. Nous tournons comme des lions en cage.
Je propose de passer chez mes parents. Les enfants se faufilent dans le jardin. Je sonne, ma mère ouvre. Je dis : « Allez vers la fenêtre du jardin. » Sur la pelouse, mes quatre enfants sourient et agitent la main. Mes parents se collent à la vitre.
Nous prenons la direction du Rouge-Cloître. Beaucoup ont eu la même idée que nous : il y a foule dans la forêt. Des familles, des couples avec chiens, de larges groupes qui pique-niquent sous le soleil… On se croise dans les sentiers, on se frôle malgré soi. En dépit des cordons d’interdiction, la plaine de jeu est prise d’assaut par une nuée d’enfants. Les miens courent vers les toboggans. Je crie : « Non ! » et les ramène désappointés vers la voiture.
Lundi 16 mars
9h, je passe dans les chambres réveiller mon petit monde. Cela renâcle, Ludo en tête : « L’école à la maison, c’est mort ! » J’annonce que nous commencerons la journée par un quart d’heure de lecture. Je propose Tobie Lolnessde Timothée de Fombelle, récemment acheté à la Foire du Livre. Hurlements de Ludo et Rose : « On n’a pas envie. On n’aime que les BD. On en a assez de toi. On veut retourner à l’école. » Depuis jeudi, je n’ai pas élevé la voix, là, je crie que chacun va faire comme je dis. S’ils croient que cela m’amuse de jouer à la maîtresse. Rose se claquemure dans sa chambre, Ludo claque la porte du salon en disant qu’il se réjouit de retourner chez son père, la vie avec moi est nulle, nulle, nulle. Seule Joséphine reste sagement dans le canapé, attendant que je commence à lire. Je monte à l’étage récupérer mes troupes. Je dis que chacun doit y mettre du sien, que l’école sert aussi à découvrir ce que l’on n’approcherait pas par soi-même. Tout le monde atterrit tant bien que mal dans le salon. Rose s’empare d’une BD. Joséphine se colle à moi. Je raconte l’histoire de ce gamin d’un millimètre et demi poursuivi par son peuple. Au bout de deux minutes, je m’aperçois que Rose écoute, cachée derrière sa BD. Quand je referme le livre, « Tu ne continues pas ? », demande Ludo. « Maintenant, on va travailler. » Nous nous installons à la table de la salle à manger. J’ai annoncé que cela ne durerait qu’une heure et demie, mais nous y resterons près de deux. Heureusement c’est joyeux et détendu.
Je reçois un coup de téléphone d’une prof de français qui souhaite donner de la matière à ses élèves. Peut-elle scanner mes romans et les mettre gratuitement à disposition sur le site de leur école ? J’ai envie de me montrer généreuse, mais ces livres sont le produit d’un travail celui de mon éditeur, des libraires et le mien. J’appelle un ami libraire pour lui demander son avis. Il dit : « Pas de livre à disposition gratuitement. À la fin de la semaine, nous serons sûrement fermés. La solidarité, c’est l’achat des livres. S’il faut éviter les contacts, nous pouvons livrer. » J’appelle l’enseignante, elle répond : « En raison de l’empreinte écologique, la livraison ne me convient pas. » On ne peut pas se battre sur tous les fronts.
Midi. Joséphine s’occupe en jouant une petite ritournelle au piano. J’entends sonner à la porte. La voisine : « Mon mari travaille à la maison, votre musique, ce n’est pas possible. » Je propose de décoller le piano du mur pour que cela vibre moins, mais interdire de jouer me semble impossible, il faut bien que les enfants fassent autre chose que rester assis devant un écran toute la journée : « Est-ce que votre mari ne pourrait pas investir dans un casque anti-bruit ? Je participe si vous voulez. » Elle sourit : « Ne vous inquiétez pas. On achetera des boules quies. »
Notre nounou qui a plus de soixante ans annonce qu’elle ne viendra plus jusqu’à la fin de l’épidémie, trop dangereux pour elle. Elle a besoin que j’écrive un mot expliquant que je refuse qu’elle travaille chez nous durant la période coronavirus, cela lui permettra de bénéficier d’allocations de chômage. Dans un sanglot, elle confie qu’un autre de ses employeurs a refusé de le faire. Elle se demande comment elle va s’en sortir.
Je raccroche, j’entends des cris dans la cage d’escalier. Au même moment arrive le message de mon ami Max : « Tu n’as pas envie de noyer tes enfants ? Moi si ! » Je convoque les kids : « Conseil de famille. » Étrangement, les voici en quelques secondes autour de la table. Je dis : « Les loups, cette situation va peut-être durer des semaines. On ne s’en sortira qu’avec respect et bienveillance. Sinon, ce sera la guerre permanente. » J’annonce que Lucia ne viendra pas et qu’il faut que nous prenions en charge le rangement et le nettoyage de notre lieu de vie. Les enfants opinent du chef. Nous décidons de nous répartir les tâches. Rose, le salon ; Augustin, Joséphine et Juliette, les chambres ; moi, la cuisine et la salle à manger. On s’y met avec énergie et, au bout d’une heure, on commence enfin à respirer.
En fin de journée, je conduis les enfants chez leur père. Ludo lance que la matinée d’école avec moi était top. « Ah bon ? » Juliette demande : « Vendredi, on pourra revenir chez toi ? Et si on restait bloqués chez Papa ?» Je réponds que tout ira bien. « C’est quand vendredi ? », demande Joséphine. J’ouvre la main : « Aujourd’hui, c’est le pouce ; le petit doigt, le jour où je viendrai te chercher. »
Mardi 17 mars
Coup de téléphone de mon amie Christine : « L’autre témoin a déclaré forfait. Sens-toi libre. On peut faire ça à deux. Au point où on en est. L’employé communal signera. De toute façon, je n’ai pas eu le temps d’acheter de robe adéquate. Tous les magasins sont fermés. Je ressemblerai à un sac. » Je répète que je serai là quoiqu’il arrive. On mettra des gants, on boira le champagne dans des verres en plastique, on se parlera à peine, je prendrai des photos avec mon téléphone, ce sera inoubliable.
Discussion avec mon amoureux : comment limiter les risques de contagion ? Et si une négligence entraînait par ricochet la contagion de tous nos enfants, de nos parents, de nos ex-conjoints, de leurs nouvelles vies… Quoiqu’on veuille, nos deux familles sont liées. Coups de téléphone, reprécisions du cadre et des consignes, ceux qu’on n’embrasse et ceux qu’on n’embrassera plus, nouvelles séances de lavage de mains. Heureusement mon ex-mari est formidable, il va jusqu’à désinfecter les poignées de porte.
Le ciel est bleu, nous marchons dans la forêt. Nous croisons une mère avec ses trois enfants. À notre approche, elle leur crie de se reculer de deux mètres. Plus loin, deux grenouilles font l’amour sans s’inquiéter des distances de sécurité.
Mon amie médecin téléphone. La culture d’urine de mon père révèle que la bactérie est résistante à l’antibiotique prescrit. Il faudrait en changer. Je saute sur mon vélo. Direction la pharmacie. Devant moi, une femme s’inquiète qu’il n’y ait pas encore de paroi en plexiglas sur le comptoir séparant la pharmacienne de sa patientèle.
Il n’y a personne dans les rues. À vélo, c’est cool, je brûle tous les feux rouges.
Je dépose l’antibiotique dans le hall de mes parents. De loin, mon père, livide, m’envoie un baiser. Je lui rappelle de faire de l’exercice comme son oncologue le lui a prescrit : « Si tu ne peux plus sortir, monte et descend les escaliers. »
Demain, dès 12 h, nous serons confinés.
Mercredi 18 mars
Au réveil, je reçois un message de mon amie Anne. Elle a contracté le Coronavirus, elle écrit : « Pardon si je te l’ai filé. » Mon nez ne coule pas, je ne tousse pas, je ne fais pas de fièvre. Encore un peu de répit.
Le ciel est bleu. Envie de bouger, partir, foutre le camp.
Le pneu arrière de mon vélo est crevé. Il faut trouver une solution avant midi. J’appelle le marchand de vélo à tout hasard. Il décroche : « J’ai dû congédier mon personnel, mais, moi, je reste, même si ma femme s’inquiète parce que j’ai plus de soixante ans. Apportez votre vélo, je remplacerai le pneu. »
À 11h, je prends le tram avec mon vélo crevé. Dans le 7, nous sommes trois. Comme après les attentats.
L’institutrice de Ludo prend de nos nouvelles. Elle dit que les enfants lui manquent. Je la remercie pour les corrigés qu’elle nous envoie trois fois par jour. Elle répond : « Je ne peux pas m’arrêter de travailler. »
Sur le boulevard, une voisine et son petit garçon retournent la terre dans le petit jardinet à l’avant de la maison. Je demande : « Qu’est-ce que vous plantez ? Un potager ? » Elle répond : « Des fleurs. Nous avons besoin de fleurs. »
À 17h, je reçois le sms « votre vélo est réparé. » En général, ça prend au moins une semaine. Je réponds par un : « Fantastique, ça va me changer la vie ! »
Je reçois un appel de la directrice du Théâtre le Public. Elle s’inquiète pour ses abonnés. Est-ce que je verrais un inconvénient à ce que mon spectacle : « La Solitude du Mammouth » soit disponible en ligne durant 24 heures ? Je dis oui. Quelques minutes plus tard, on me demande de participer à des capsules audio de lecture pour occuper des adolescents. Oui encore.
Cette nuit je ne dors pas. Tout le monde dit que les prochaines semaines vont être terribles. Moi, je crois que c’est une chance. Une autre manière de vivre ensemble. Mon amoureux n’est pas de cet avis. Il pense qu’on va s’entredéchirer. Qui peut savoir ? Pourquoi ce serait pire que la mort de ma grand-mère ou celle de mon ami Renaud ?
Geneviève Damas