Le 8 février 2022
Article paru dans la revue Expressions maghrébines (Vol 20, n°2, hiver 2021, numéro consacré à Gisèle Halimi).
Albert Memmi (1920-2020) et Gisèle Halimi (1927-2020) sont tous deux nés en Tunisie sous Protectorat français et sont morts à quelques semaines d’intervalle à Paris. Dans cet excellent article, Sophie Bessis s’interroge sur les similarités et différences de leurs destins parallèles de judéo-tunisiens français. Reconnus et célébrés dans leur terre d’accueil, l’annonce de leurs décès sur la rive sud de la Méditerranée qui les a vus naître a suscité un « assourdissant silence » pour Albert Memmi et un « concert de louanges » pour Gisèle Halimi. Pourquoi si peu d’émotion pour l’un et tant d’éloges pour l’autre en leur terre natale ?
Sophie Bessis se penche d’abord sur la trajectoire de Gisèle Halimi et trouve dans ses récits autobiographiques la mise en mots de ce que je résumerai comme son intégration heureuse « aux niveaux les plus prestigieux de la société intellectuelle et politique parisienne » :
« En Tunisie, en vacances dans ma terre natale, pour mesurer, à l’écume des vagues et au goût des poissons grillés, la force des racines en même temps que leur mise à distance par ma vie » (Gisèle Halimi, 2009, citée par Sophie Bessis)
Si Gisèle Halimi n’a jamais oublié ses racines, jamais elle ne doutera de sa place en France. Sophie Bessis souligne que « Jamais elle ne se sera posé de questions sur les déchirures susceptibles de résulter d’une double appartenance ou sur la difficulté d’être ici et ailleurs. » Gisèle Halimi est « française à part entière », garde une relation « très lisse avec son pays natal », sans nostalgie ou ressentiment.
Pour Albert Memmi, il en va autrement. Son altérité ici ou là certes nourrit son œuvre mais le déchire : « l’identité n’a jamais cessé d’être cette plaie ouverte dans laquelle il a avec constance remué le couteau, faisant de la douleur originelle un constituant central de sa trajectoire et de son œuvre. » Sophie Bessis trouve dans La Statue de sel, son premier récit autobiographique la formulation d’une souffrance intérieure qui s’exacerbe avec l’âge : « Un jour, entrant dans un café, je me suis vu en face de moi-même ; j’eus une peur atroce. J’étais moi et je m’étais étranger. » (Albert Memmi, 1966, cité par Sophie Bessis)
Selon Sophie Bessis cette relation aux racines si différente — apaisée pour l’une, déchirante pour l’autre — expliquerait en partie la différence de traitement à l’annonce de leurs morts en Tunisie :
« Lire Memmi pour ceux et celles de la rive sud, c’est s’interroger sur soi-même et sur son rapport à l’Autre, c’est réactiver des pans de mémoire qu’il est plus confortable d’enterrer. Lire et écouter Gisèle Halimi, c’est s’identifier à ses combats, c’est s’approprier une figure consensuelle qui a choisi d’appartenir à la France, à sa culture et aux péripéties de sa politique sans pour autant oublier le lieu de sa naissance et de ses premières révoltes. »
La cause palestinienne — sujet très sensible dans tout le Maghreb et en particulier en Tunisie — et la différence d’engagement de l’une et de l’autre de ces icônes judéo-tunisiennes serait aussi une explication. Alors que « L’engagement de Gisèle Halimi en faveur de la cause palestinienne a été sans aucune ambiguïté. », celui de « Memmi le solitaire n’a en fait jamais vraiment été d’un côté ou de l’autre, réservé à l’égard d’Israël comme envers les positions palestiniennes. Résultat de cette inconfortable posture, les juifs sionistes comme les Arabes l’ont rejeté. »
A la fin de son article, Sophie Bessis évoque le spectaculaire hommage des Tunisiens à Gilbert Naccache, décédé en 2021. Icône judéo-tunisienne de la gauche militante, Gilbert Naccache « semble avoir donné suffisamment de preuves à ses compatriotes pour être reçu dans le panthéon national ». Son destin comparé à ceux de Gisèle Halimi et d’Albert Memmi confirmerait que l’entrée au panthéon tunisien est « sujette à des conditions ».
Peut-être Sophie Bessis — auteure du magnifique récit Dedans, Dehors (elyzad, 2010) où elle se définit comme « juive-arabe » — se demande-t-elle indirectement quelle est sa place en Tunisie et si « le panthéon national tunisien » l’accueillera ? Je réponds : peu importe les panthéons, peu importe la rive, son écriture, sa recherche sont indispensables et le resteront.
Dora Carpenter-Latiri