Le 7 février 2022
Lise Gauvin, Et toi, comment vas-tu ? Lu par Cécile Oumhani
Le roman s’ouvre avec la mort de la mère de la narratrice. « Elle n’avait qu’une fille. Je n’avais qu’une mère. », écrit celle-ci, en prologue aux cinq journées où elle l’a veillée, alors que les contours d’un monde se défont au fil d’une agonie presque silencieuse. Quelles images et quelles pensées se bousculent, alors que la fille sait la fin de sa mère imminente ?
Des regards s’imposent, surgis de temps différents. Ils s’entrecroisent, depuis Anne, cette lointaine ancêtre arrivée de France au 17ème siècle, jusqu’à Vivianne, la narratrice, en passant par Réjeanne, sa grand-mère et Marianne, sa mère. Ce sont autant d’existences de femmes qui entrent en résonance, dès l’instant où leurs noms apparaissent sur la page. L’homophonie de leurs prénoms les rapproche comme par une communauté de chemins. Elles sont femmes et elles appartiennent à une même lignée, celle dont la narratrice perpétue l’existence avec les mots, à travers le récit polyphonique qui accompagne la mort de Marianne.
Chacune de ces femmes traverse l’époque qui est la sienne avec ses aspirations et les obstacles qui viennent les contrecarrer. Anne, l’orpheline abandonnée par ses parents d’adoption à l’Hôpital général de Paris, décide en 1661 de partir pour la Nouvelle France, la seule issue pour échapper à un destin de religieuse ou de domestique. Réjeanne est la dernière de huit enfants dans une ferme où, en 1897, la fillette se régale des histoires racontées par l’étrange quêteux qui leur rend parfois visite. L’enfant a un goût particulier pour Barbe bleue. Autour d’elle, les rôles sont déjà distribués. Les femmes cuisinent et les garçons mettent les pieds sous la table. Pour Réjeanne, les mêmes tâches se répètent au fil des jours. Marianne, la quatrième d’une famille de cinq enfants, observe en 1922 son père qui travaille le bois. En un temps où les femmes ne sont pas autorisées à siéger au Sénat, elle rêve d’être artiste-peintre. Elle deviendra plus tard institutrice, à une époque où les femmes mariées n’ont pas encore le droit d’enseigner. En 1951, Vivianne vit à Québec, où la fillette a déjà suivi les enseignements de sa mère. La route est bien plus facile pour elle, puisque très vite, elle obtient un poste à l’université, participe à la vie culturelle et lit passionnément, tout en étant déjà mère deux enfants.
On suit avec émotion le parcours de ces femmes. Anne s’est mariée et vit non loin de Québec sur un territoire appartenant aux Hurons, où elle cultive son jardin et conserve les légumes pour l’hiver. En 1680, elle est complètement absorbée par les tâches ménagères. Mettre au monde son huitième enfant, c’est aussi la perspective des quelques rares jours de répit que lui offre chaque naissance. En 1922, Réjeanne, la grand-mère de la narratrice vit au rythme des messes et des vêpres dans un pays où le clergé est toujours omniprésent. En 1967, le monde s’ouvre pour Marianne avec l’Expo et une ambiance de fête qui se répand à travers tout le Québec. Marianne finira par réaliser son rêve de voyage à Moscou, des années plus tard, emportée par le vent de nouveauté et de changement qui a aussi renversé les obstacles pour Vivianne.
La polyphonie du roman, qui s’articule autour des derniers moments de Marianne, crée une tension particulière dans le passage du temps. Il y a Marianne qui vit les cinq derniers jours de sa vie, ainsi que ces quatre femmes dont les vies s’égrènent de 1656 jusqu’à aujourd’hui. Lise Gauvin rend ainsi très présente la question du devenir, avec tout ce qui les sépare ou les rapproche, par-delà des années. À travers ces trajectoires individuelles, c’est aussi la vague du changement qu’on voit se propager à l’intérieur de toute une société. Anne, venue seule de France au 17e siècle au péril d’une longue traversée en mer, pourrait sembler éloignée des autres. Mais la singularité de son chemin devient le symbole de la formidable énergie qui les porte les unes et les autres, parfois dans l’acceptation, mais aussi vers ce plus loin qui est leur résilience et celle de plusieurs générations avec elles. Réjeanne aimait en 1897 la ritournelle de son conte favori : Anne ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ? Comme un rappel des prénoms des femmes d’un roman très attachant et de ce qui les porte en secret, l’espoir renouvelé d’un autre horizon où poser leurs pas résonne ici.
Cécile Oumhani
Lise Gauvin, Et toi, comment vas-tu ?, roman, Leméac éditeur, Montréal, 2021.
Une édition de ce livre paraît en avril 2022 aux Éditions des Femmes à Paris.