Le 17 juillet 2024
Comment protéger son bonheur réel contre ce qui le menace le plus et qui vient de l’intérieur, du plus profond de soi, lorsqu’on est pris au piège d’une addiction, d’une envie à laquelle on ne peut résister et qui domine brusquement votre corps et vos pensées ? Comment s’adresser à soi-même et se raisonner afin d’échapper à ses démons, d’étouffer son délire, de retrouver le fil d’une existence normale, paisible et même « privilégiée » qui est censée être la vôtre ? Ce sont là les interrogations qui habitent le roman d’Iman Bassalah, publié en 2023 aux éditions Anne Carrière, dont le titre est un clin d’œil à l’œuvre de Zola revisitée et remise au goût du jour par l’autrice, et qui raconte avec beaucoup de talent l’histoire d’Aïda, la narratrice.
C’est l’histoire de la longue lutte que cette dernière mène contre elle-même, aux prises avec une maladie faite de désir et de honte. Tiraillée en permanence entre d’un côté le retour de souvenirs anciens qui la font glisser sur la pente d’un passé familial lourd de marquages culturels, de frustrations, de privations, et de l’autre une réalité présente à laquelle elle tient de toutes ses forces, où elle est comblée en apparence, où la chance lui a souri en étanchant ses soifs puisque désormais l’amour, le mari, les enfants, l’argent, la reconnaissance sociale et tous les ingrédients sont là pour la sécuriser, la protéger, lui apporter paix et bonheur. Mais d’où viennent cette insatisfaction et cette inquiétude qui rongent Aïda et la poussent inexorablement à céder au violent désir de voler qui la traverse, qu’elle sent monter en elle comme une terrible tempête, kleptomanie obsessionnelle qui prend possession de ses yeux, de sa respiration et de ses mains ? Désir qui la fait trembler et la jette pieds et poings liés dans l’acte fou et toujours recommencé de « faucher » l’objet qui la tente sur le moment, tentation mortifère qui se nourrit de son sang, pulsion invincible qui à la fois la grise et la démolit. Jouissance et meurtrissure. Errance et peur de sombrer. Honte et perte de soi.
Mais ce qui est plus intéressant que ces questions « existentielles », c’est la façon dont la romancière mène sa barque sur ce long fleuve non tranquille, dans un décor parisien qui n’a rien à voir avec celui de 1883 où Zola écrivait Au bonheur des dames et où l’on parlait pourtant déjà de « magasinite ». Le décor planté par Iman Bassalah dans Aïda ou le bonheur des dames est celui du Paris trépident d’aujourd’hui, avec son ordre et son désordre, ses modes si particulières, ses codes, ses lieux hantés, ses loisirs, ses vertiges informatiques, ses objets fétiches, ses règles et les manières de les transgresser. C’est là qu’elle fait évoluer des personnages saisissants dont les traits se précisent au fur et à mesure que l’action s’intensifie, que l’étau se resserre : du mari aimant aux amants irrésistibles, de la bourgeoisie du seizième arrondissement à la famille arrivée des montagnes d’un Liban en guerre, à la nounou d’origine « gitane », au faux vigile, aux jeunes lycéennes de terminales auxquelles la narratrice enseigne la littérature, à l’amie intime, actrice flamboyante qui vous pompe l’air, vous squatte la vie, et enfin à ce milieu puissant et mystérieux du spectacle dont les secrets sont bien gardés et qui possède un attrait irrésistible. Le tout à travers un récit haletant où le drame n’est jamais loin, où l’épée de Damoclès est toujours suspendue sur la tête d’Aïda, et où le dénouement nous réserve de grandes surprises.
Cherchant à guérir de sa terrible maladie, s’identifiant ou s’attachant à des êtres dans lesquels elle cherche sa vérité introuvable, à l’intérieur d’un microcosme où les gens sont toujours à cran, la narratrice s’épuise dans une course poursuite, avec à ses côtés un mari lui-même pris au piège.
Et c’est la comédie qui lui tend enfin la main et lui offre un refuge. C’est elle qui la sort du guêpier de la vie réelle où les masques sont si lourds à porter, et lui propose le masque tant rêvé de l’actrice, de cinéma ou de théâtre, celle qui joue le rôle de l’autre, faute d’avoir su trouver le sien. Tricherie ? Peut-être. Rôle « volé » ? Oui, sans doute, pour rester dans la note. Mais surtout rôle imaginaire qui vient au secours du réel comme pour l’aider à mettre de l’ordre en son sein afin de se remettre en marche.
Ainsi, faute d’arriver à vivre sa vie, on peut donc la jouer ? C’est là une des conclusions qu’on peut tirer de la lecture de ce beau roman.
Emna Belhaj Yahia
Tunis, le 11 juillet 2024