Le 20 janvier 2021
Dans son roman Les impatientes, Djaïli Amadou Amal nous confronte à la douloureuse condition féminine au Cameroun. Dès qu’on entame le roman, il y a comme du déjà-vu. L’impression d’être dans tout pays musulman qui a basé sa législation sur une lecture rigoureuse de la charia, concernant surtout la polygamie, le contrôle du corps de la femme, sa servitude exclusive au profit de l’homme puis de la famille. On pénètre dans un pays musulman avec la religion hybride en arrière-plan. Le roman s’ouvre sur deux proverbes, le premier peul, « La patience cuit la pierre », et le deuxième arabe, « La patience d’un cœur est en proportion de sa grandeur. » En Camerounais, patience se dit munyal, un mot qu’on martèle jour et nuit aux femmes pour qu’elles acceptent leur sort et qu’elles soient soumises. Nous avons son équivalent en algérien, essabri (patiente), qu’on dit aux femmes à chaque fois qu’elles se plaignent de leur condition.
Djaïli Amadaou Amal est camerounaise, peule et musulmane. C’est dire qu’elle sait de quoi elle parle, incluant en partie son expérience et d’autres expériences vécues, puisque le roman est basé sur des faits réels, qui mettent à nu les multiples violences que subissent les femmes dans sa région du Sahel. Effectivement, c’est au nord du Cameroun, dans une concession peule, que vit Ramla, dix-sept ans, qui rêve d’être pharmacienne et d’épouser un homme qu’elle aime, de partir avec lui à l’étranger, afin de vivre une vie à la mesure de ses rêves. Or son oncle décide de la marier à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, dans la cinquantaine, riche et polygame. Elle va devenir sa deuxième femme. Les hommes de la famille en ont décidé autrement pour elle. Elle va rejoindre Safira, la première épouse, qui redoute son arrivée. L’histoire est aussi celle d’Hindou, la demi-sœur de Ramla. Elles se marient le même jour. Assises aux pieds de leur père, le jour de leur départ de la maison parentale, elles reçoivent les commandements énoncés solennellement par le père et l’oncle. « À partir de maintenant, vous appartenez chacune à votre époux et lui devez une soumission totale, instaurée par Allah. Sans sa permission, vous n’avez pas le droit de sortir ni même celui d’accourir à mon chevet ! Ainsi, et à cette seule condition, vous serez des épouses accomplies ! » (p. 9)
On va suivre l’histoire douloureuse de trois femmes. Trois portraits de femmes, qui ont les yeux baissés, le dos courbé sous les charges, les bras avides d’amour, le corps offert aux servitudes sexuelles et domestiques insignifiantes, et qui ont abandonné toute forme de lutte. Djaï Amadou Amal sonde en profondeur l’âme meurtrie de ses femmes, elle va chercher ces graines qui poussent pour fleurir même dans le fumier. Ces femmes se battent à leurs manières, se révoltent contre l’ordre établi, quitte à faire (ou : laisser ?) fermenter l’esprit de vengeance et du complot pour survivre, en se laissant bercer par la folie qui va en crescendo pour s’opposer au munyal, patience.
Le roman s’ouvre sur la voix de Ramla, excellente lycéenne, dont la tête est remplie de rêves qui ne concordent en rien avec ce qui se passe autour d’elle. Elle ne veut pas devenir l’une de ces femmes brisées, humiliées qui n’existent plus et qui reproduisent inlassablement le même schéma. Elle aime Aminou, l’ami de son frère, aussi jeune, révolté et ambitieux qu’elle. Son père lui accorde la main de Ramla, avant de revenir sur sa décision et de la marier à Alhadj, jugé plus digne de la famille. Ramla est contrainte d’accepter cette décision.
Le deuxième récit est celui de l’adolescente Hindou, c’est la partie la plus horrible et la plus aboutie du texte. L’auteure explique au mieux cette mentalité patriarcale incluant la polygamie, les violences et surtout l’indifférence devant les cruautés subies par les femmes. Cette partie comptabilise à elle seule toute l’idée du roman, et nous met sous les yeux l’effrayante réalité de tout un environnement social et familial qui maintient cette chape de plomb sur la tête des épouses. Hindou subit une effroyable cruauté de la part de son époux et cousin Moubarek. Il la viole, la bat quotidiennement, l’ignore, la maltraite et l’humilie jusqu’à coucher avec une prostituée dans le lit conjugal. Elle avoue : « Quand il se rapproche de moi, je tremble tellement que, pour la seconde fois de la soirée, je fais sur moi. Le liquide tiède mouille le pagne déjà humide, dégouline le long de mes jambes et laisse une trace sur le sol poussiéreux. Un vide s’installe dans mon esprit. Tout mon corps se contracte de peur des coups. Je suis terrorisée. » (p. 42)
Elle fait une première fugue, tout le village est alerté. Elle est rendue à son époux. La mère exige d’elle patience, la famille exige d’elle obéissance et le père la traite d’ingrate. Hindou finit elle-même par minimiser cette violence pour ne pas aller contre les siens : « Ce n’était pas un viol. Tout s’était déroulé normalement. Je suis juste une nouvelle mariée plus sensible que les autres » (p. x ?), bien qu’elle soit sur le chemin de la folie.
Puis, vient le récit de Safira, la première épouse d’Alhadj. On voit dans cette partie que les conditions et les enjeux sont différents. Safira est une femme mûre, une épouse, et la seule durant plus de vingt ans. Elle semblait vivre une vie assez paisible avant qu’elle ne soit confrontée à une violence morale, liée à l’humiliation d’avoir une coépouse, presque du même âge que sa propre fille. Elle va user de tous les subterfuges et de stratégies plus abominables les unes que les autres pour se débarrasser de Ramla et la faire répudier. Ces femmes offrent un même visage, celui de la souffrance, de la servitude, de la soumission.
Le roman est écrit sous la forme d’un témoignage, avec des phrases courtes. C’est sans doute ce qui séduit dans le texte, son accessibilité et l’articulation des paragraphes et dialogues qui parfois sont empreints d’un certain simplisme avec de multiples exclamations. Cela s’explique par le fait que l’auteure elle-même, ayant fait face à cette situation de mariage forcé et de violence, s’est détachée quelque peu de son texte. L’idée est sans doute de ne pas se laisser envahir par le trop-plein de ses propres émotions, en laissant celles de ses protagonistes émerger. La force du roman n’est ni dans son style qui manque parfois d’audace, ni dans sa construction polyphonique qui permet de mieux saisir les pensées des trois héroïnes, mais dans l’évocation puissante de la condition féminine, qui dépasse le Cameroun pour s’ancrer dans chaque pays où les femmes subissent le pire des traitements. L’auteure fortement touchée, imprégnée de cette culture d’asservissement, réussit avec beaucoup de force et de profondeur à nous restituer cette amère réalité.
En choisissant la forme polyphonique, Djaïli Amadou Amal nous permet de décrypter les mécanismes et les procédés mis en place par les coutumes pour persuader les femmes de leur infériorité, comme le chantage affectif, le sens de la dignité, l’honneur, la règle absolue, les devoirs avant les droits. Et surtout, cette rengaine infernale qui rythme chacune de leur respiration. « Pour conclure, patience, munyal face aux épreuves, à la douleur, aux peines ». (p. 27) L’époux, la famille, la société, l’environnement, les lois tribales, la loi du père qui a le droit de vie et de mort sur ses femmes sont des agents épouvantables dans l’asservissement des femmes. C’est ce qui ressort dans ce roman que l’auteure clôture avec deux mises en scène : celle de Ramla sur le chemin qu’elle s’était choisi, et celle de Safira parée comme une jeune mariée.
Les Impatientes
Djaïli Amadou Amal
Éditions Emmanuelle Collas
Prix Orange du livre Afrique 2019
Sélection du Prix Goncourt 2020
Prix Goncourt des lycéens 2020