Le 7 juin 2021
Portrait de femme héroïque écrit par les membres du Parlement des écrivaines francophones
Contexte historique
Le 13 juin 1830, la flotte française forte de 675 navires civils et militaires accoste la côte algéroise. Ce corps expéditionnaire constitué de 37 000 hommes et 4000 chevaux débarque sur la presque île de Sidi Ferruch. Le 19 juin, premier affrontement entre troupes françaises et guerriers algériens. Le 24 juin, la bataille de Sidi-Khalef est engagée. Le 29 juin, Alger est atteinte ; la flotte bombarde la ville et tombe Fort l’Empereur qui protégeait Alger, le 5 juillet Alger est prise par le général de Bourmont. L’étau va ainsi se refermer sur l’Algérie qui va tomber par bouts entre les mains des troupes françaises, non sans une farouche résistance. En 1841, le roi Louis-Philippe nomme le général Bugeaud gouverneur général à Alger avec la mission d’occuper tout le territoire algérien. En 1848, la deuxième République fait de l’Algérie une partie intégrante de la France. Mais, les incursions à l’intérieur du pays ont provoqué de multiples insurrections. Les batailles faisaient rage dans toutes les régions et des villes importantes étaient tombées : Bône (Annaba) Oran, Mers el-Kébir, Constantine, des villages et des oasis du Sud comme Zaâtcha. Même l’émir Abdelkader, après avoir tenu dix-sept ans devant l’une des armées les plus puissantes de son époque, avant d’être neutralisé et exilé en 1847. Cependant certaines régions demeuraient insoumises, surtout les régions montagnardes, et celles du Sud dont la conquête ne sera parachevée qu’en 1902, après la signature de capitulation des tribus touarègues.
Une femme entre dans l’Histoire
En 1847, le maréchal Bugeaud n’a aucun désir ni les moyens d’entreprendre la conquête de la Kabylie. Il n’avait effectué jusqu’à présent que des opérations périphériques comme réduire les tribus Flissas en 1844 dans le massif montagneux compris entre l’oued Isser et l’oued Sebaou dans la plaine de la Mitidja. Mais son remplacement par le général Randon va précipiter les choses, et l’expédition de la Kabylie va commencer. Lorsque les troupes légionnaires françaises commandées par le général Randon pénètrent en Kabylie 1854, une jeune fille qu’on disait petite de taille, robuste, avec des yeux malicieux et d’une force de persuasion incroyable entrait dans l’Histoire. C’est Fatma Sid-Ahmed Bent Mohamed, plus connue sous le nom de Lalla Fadhma N’soumer. Lalla, est un titre honorifique réservé aux femmes en raison de leur âge ou de leur rang social. Fadhma, c’est le prénom berbérisé de Fatima, très commun et donné en l’honneur de la fille du prophète Mahomet, et N’soumer renvoie à son village natal de Soumeur. On l’appelait aussi « Lalla N’ourdja » un surnom attribué à toute jeune fille qui refusait les coutumes et privilégiait la réflexion aux tâches domestiques traditionnelles. L’historien Louis Massignon l’avait surnommée la Jeanne d’Arc du Djurdjura.
Mais qui est cette jeune fille ?
Lalla Fadhma N’soumer est née la même année que l’occupation de l’Algérie, soit en 1830 à Ouerdja, le village de Soumeur (sur la route de Aïn El Hemmam vers Akbou) ; un village pittoresque, surplombé par le fameux col de Tirourda, l’un des plus hauts de Kabylie, entouré de montagnes majestueuses. Elle grandit au sein d’une famille de notables, constituée par quatre frères aînés et un père, appartenant à la puissante confrérie religieuse Rahmaniya et à la zaouïa de Sidi M’hamed Bou Qobrine (le saint aux deux tombes). Elle va connaître le vacarme de la guerre, des insurrections et des cris de bravoure qui vont développer son aversion pour les colonisateurs. Vers l’âge de seize ans, malgré son opposition et sa rébellion contre un mariage forcé arrangé par sa famille, elle a été contrainte à cette union avec un cousin. Mais, elle s’est cloîtrée dans sa chambre, se refusant à son époux, et se consacrant exclusivement à la prière et la méditation, jusqu’à ce que sa belle famille finisse par la renvoyer chez ses parents. Quelques jours après son retour, elle perd son père, le chef d’une école coranique, ce qui l’oblige d’aller vivre dans la demeure de son frère Si Tayeb au village de Soumeur. Avec lui, elle va diriger une école coranique, en s’investissant dans l’enseignement des enfants et à des œuvres de charité envers la population pauvre. À partir de là, elle va s’imposer progressivement dans un milieu réservé aux hommes, celui de la concertation politico-religieuse. Forte de sa lignée, elle va exercer une grande influence sur la société kabyle, ce qui va l’aider dans ses prochaines entreprises.
Guerrière à l’épreuve du feu
L’avancée des troupes légionnaires françaises au cœur même de la Kabylie va jeter Lalla Fadhma N’soumer dans la rébellion dès 1847. Elle va commencer par récolter les denrées utiles pour les insurgés, puis à mobiliser, exhorter, fédérer et inspirer les hommes qu’elle mènera au combat. En 1849, elle se rallie à si Mohammed El-Hachemi, qui avait participé à l’insurrection populaire qui embrasa le Dahra dans la vallée du Chélif (une région montagneuse située au nord de l’Algérie) aux côtés de Boumaza, chef de la résistance populaire. En 1850, la Tajmaât (assemblée) l’avait mandatée avec son frère si Tahar à diriger les Imseblen (les volontaires de la mort), ces volontaires venus de tous les villages kabyles pour renforcer les troupes des insurgés dirigées par un chef, le dénommé Mohammed Lamjad ben Abdelmalek, dit le Chérif Boubaghla. Elle s’était engagée auprès de lui avec ses hommes dans la bataille de Tazrouts (près de Aïn El Hemmam). Une bataille sanglante, héroïque où la ténacité de Lalla Fadhma N’soumer n’acceptant aucun relâchement ni marche arrière finit par pousser l’ennemi à battre en retraite. Charles Joseph François Wolff qui commandait un bataillon de huit mille soldats, armés lourdement, aguerris et entraînés, était blanc comme neige devant la retraite de sa compagnie. Et, devant qui ? Une femme ; une femme qui s’était constitué une armée de guerriers qui n’hésitant pas à venir chercher sa bénédiction presque divine, tant sa réputation l’avait précédée. Les Français eux-mêmes étaient pris dans cette aura quasi mystique. Émile Carrey, écrivain et médecin lors de la campagne de Kabylie en 1857 avait écrit ; « Elle sait conjurer tous les périls, et peut, s’il lui plaît, faire reculer l’invasion française. » (Récits de Kabylie. Compagne de 1857)
En décembre 1854 le Chérif Boubaghla meurt au combat dans une autre bataille au sud des Bibans (les hauts plateaux). Sa succession était assurée par Lalla Fadhma N’soumer, qui va poursuivre la résistance et infliger de lourdes pertes à l’armée française. Ce qui va contraindre le général Randon à demander un cessez-le-feu, après la bataille de Tchkirt où il a perdu plus de 800 soldats, dont 56 officiers. Les Français ont réclamé alors des renforts, et en 1857, quelque 35 000 hommes vont épauler Randon qui occupait Aït Iraten à la suite de la bataille des Icherriden qui avait mobilisé toute la Kabylie du Djurdjura. Fadhma N’soumer se trouvait dans le hameau Takhlijt Aït Aatsou, près de Tirourda, son dernier noyau de résistance. Le général Joseph Vantini dit Yusuf réussit à battre Lalla Fadhma N’soumer, à la capturer et la conduire à Timesguida dans le camp de Randon qui avait gagné son bâton de Maréchal après la conquête de la Kabylie. Lalla Fadhma N’soumer, placée en résidence surveillée dans la Zaouïa des Béni Slimane à Tablat (wilaya de Médéa), décède six ans plus tard, en 1863, alors âgée de trente-trois ans. Enterrée au cimetière de Sidi Abdellah, sa tombe fut longtemps un lieu de pèlerinage pour les habitants de la région.
Le 8 mars 1995, les ossements de Lalla Fatma N’Soumer sont rapatriés dans le Carré des martyrs du cimetière d’El Alia à Alger. Une reconnaissance qui donne à Lalla Fadhma N’soumer le statut de résistante nationale.
Nassira Belloula
Crédit photo : Henri-Félix Emmanuel Philippoteaux