Le 12 avril 2021
Portrait de femme héroïque écrit par les membres du Parlement des écrivaines francophones
Si Thérèse Clerc était un objet, elle serait une lampe-tempête, qui éclaire celles et ceux qu’elle croise. Mais qui oserait dire que cette femme de plein vent est un objet ?
Si elle était une chanson, elle aurait voulu être « Faluron-lurette » d’Anne Sylvestre : « On voudrait fleurette sur vos doigts compter. Or sait-on jamais, Lisette, ce que les hommes feront ? Un jour, ils font la fête, le lendemain ils fuiront… »
Si elle était un personnage biblique, cette femme visionnaire serait une prophétesse. Dans la mythologie, elle serait Antigone, celle qui veut l’absolu, sans peur et sans reproche. Et si elle incarnait l’amour, elle serait Agapé et Eros, amour de l’autre et plaisir du corps à la fois.
Thérèse Clerc est née deux fois : une première fois pour l’état-civil en 1927, une seconde en 1968 dans le souffle libérateur du mois de mai et d’un divorce qui l’a rendue invincible.
Elle a vu le jour dans une famille catholique de la petite bourgeoisie, s’est mariée « amoureusement et viergement » avec un ami de son frère aîné et fit ce qu’on attendait d’elle : elle s’occupa de ses quatre enfants et de son foyer. Mais elle rongeait en silence le frein de son ennui. L’église de son quartier était sa seule ouverture et sa chance fut d’y trouver des prêtres-ouvriers qui lui firent découvrir le Mouvement de la Paix et Marx à l’église !
Un abcès au poumon et une hospitalisation d’un mois lui ouvrirent définitivement la porte de la cage ; les échanges avec les soignantes et soignants lui ouvrirent les yeux sur le monde et sur elle-même. Lorsqu’elle sortit de l’hôpital, à peine guérie, elle fut prise dans le tourbillon de mai 68. Les enfants à l’école, elle courait les AG et les débats. Le ver était dans le fruit : en 1969, elle demanda le divorce, échappant à la prison d’elle-même et d’une vie qui lui était étrangère.
Vint alors le temps des premières fois : le premier café au comptoir, le premier pantalon, le premier bulletin de vote, le premier salaire, le premier amant et la première pilule contraceptive, la première amante aussi. « L’alcôve et la rue ont été mes universités » disait avec un brin de coquetterie cette autodidacte à nulle autre pareille.
Après avoir ainsi déréglé la tragédie de la vie dans laquelle elle s’était coulée à vingt ans, elle s’en inventa une autre à la mesure de son bouillonnement et de sa richesse intérieure : c’était avec une fierté non dissimulée qu’elle racontait sa révolution « réglicide, légicide et normicide ».
Elle découvrit aussi le bonheur des expériences partagées, des groupes de paroles strictement féminins, le jaillissement des idées et des luttes dans ce mouvement des femmes qui naquit dans le sillage de mai 68.
Trop âgée pour les groupes d’étudiantes, elle se rapprocha des femmes plus âgées qui parlaient d’elles, entre elles, pour la première fois et dont elle découvrit les souffrances communes. Elle commença timidement d’abord, puis crescendo approcha tous les groupes inventifs et combatifs : de SexPol au MLAC, de l’Eglise révolutionnaire de Saint-Merri aux groupes reichiens, elle fut de bien des luttes. « Notre corps nous appartient » criait-on partout. Elle se jeta dans cette liberté toute neuve à corps perdu… A corps trouvé, plutôt : « voilà pourquoi je n’ai pas l’air d’une mal-baisée… » rétorquait-elle aux insultes des anti-féministes.
Elle s’installa à Montreuil et, très vite, devint « Thérèse de Montreuil ». Un gynécologue militant lui apprit à faire des avortements par aspiration et c’est dans son salon qu’elle accueillait et aidait des femmes désespérées, dans l’illégalité et la douceur de l’entre-soi. Mais c’est dans la même pièce qu’elle organisa pendant des années des repas-débats mensuels, où pour 50 francs, elle offrait à des dizaines de personnes, du professeur d’université au clochard, qui se serraient dans son petit appartement, convivialité et réflexion autour d’un plat unique bien arrosé. : c’était la grande époque de la Fête chez Thérèse, atelier informel de l’utopie.
Débordante d’idées et de projets, c’était une politique sans le pouvoir. Constatant depuis longtemps l’isolement de bien des femmes, elle conçut et créa la Maison des Femmes de Montreuil – qui désormais porte son nom. Pour la première fois dans cette ville où l’on compte une centaine d’ethnies différentes, et après cinq années de travail et de luttes pendant lesquelles Thérèse ne baissa jamais la garde, les femmes eurent enfin un lieu à elles pour parler et puis rire, militant et convivial à la fois car pour Thérèse, il fallait toujours préférer le social ludique au social martyr.
Mais elle était une femme du futur. Dès que la Maison des Femmes fut sur des rails bien solides, elle pensa aux « vieilles » et conçut, avec deux copines, un projet qui semblait alors fou, la Maison des Babayagas : une maison non pas de retraite, mais de vieillesse, autogérée, ouverte sur la ville, solidaire et citoyenne pour femmes vieillissantes. Inaugurée en 2013, après dix années d’une lutte entêtée, une vingtaine de vieilles montreuilloises y coulent désormais des jours heureux, actifs et militants.
En février 2016, Thérèse a terminé ce voyage que, jusqu’à son dernier souffle, elle a trouvé si beau.
Née deux fois, morte une fois, cette rebelle au grand cœur, combattante et « artiste en vie », comme elle aimait à se désigner elle-même, reste une inspiration éternelle.
Danielle Michel-Chich