Le 11 janvier 2021
Portrait de femme héroïque écrit par les membres du Parlement des écrivaines francophones
Marguerite d’Angoulême, lutter et soigner par les mots (1492- 1549)
Marguerite écrivait en 1547, à l’annonce de la mort de son frère François Ier : « Je n’ay plus ny Père ny Mere, ny sœur ny frere, Sinon Dieu seul auquel j’espere » (Chansons spirituelles), puis déclamait : « Je t’envoie ma deffiance [elle parle à Dieu], Puisque mon frere est en tes lacs, Prends moy afin qu’un seul soulas, Donne à tous deux rejouissance ».
Cette femme qui s’éteint à quelques jours de Noël 1549, dans son château d’Odos près de Tarbes est désormais bien loin de la cour divisée de son frère chéri, le roi François Ier. Elle avait choisi de soigner sa douleur par la littérature et la poésie. Ses Chansons spirituelles et le Dialogue en forme de vision nocturne faisaient bon ménage avec le cocasse et gaillard recueil de contes, l’Heptaméron. Le retrait dans son petit royaume de Navarre était son quotidien, une thébaïde propice à la création littéraire. L’histoire a rarement mis en lumière les sœurs de rois, préférant faire porter ses feux sur les mères ou les maîtresses. Les sœurs se retrouvent reléguées avec les épouses légitimes dans une forme d’obscurité qui renforce le sentiment que le « deuxième sexe » n’est jamais vu pour lui-même mais en fonction des discours masculins. Mais Marguerite est différente. Il n’y a à peu près aucun domaine où elle n’ait pas exercé son esprit subtil avec talent. Même le trio de gouvernement formé avec sa mère, Louise de Savoie, et son frère, François Ier est étonnant. Son aura est telle que l’explorateur Verrazano, en découvrant la baie de New York en 1524, lui donne le nom de Sainte Marguerite, en hommage à celle « qui l’emporte sur les autres dames par sa discrétion et son esprit ». La terre qui borde la baie s’appelle « Angoulême ». Même le misogyne Rabelais qualifie son esprit d’ « ecstatic » (Tiers livre, 1536).
A bonne école !
Si elle a pu incarner toutes ces dimensions et dans une discrétion que ses contemporains lui reconnaissent comme une qualité, c’est qu’elle a été à bonne école. Marguerite est une femme née dans un monde de lignées, de terres, de pouvoirs, un monde féodal, dans lequel l’individu, homme ou femme, est la pièce d’un ensemble complexe.
Tout ne commence pas sous les meilleurs auspices. Marguerite, aînée de Charles d’Orléans et de Louise de Savoie, se retrouve orpheline de père à 3 ans. Sa mère construit pour elle et son jeune frère un programme pédagogique conforme à l’idéal humaniste. Le fait que Marguerite soit une fille ne change rien à l’affaire. Les humanistes, tels Erasme, recommandent aux familles d’éduquer les filles pour qu’elles soient elles-mêmes de bonnes éducatrices et sachent exercer des responsabilités au sein du ménage puis quand elles héritent ou deviennent veuves.
Louis XII voit en Marguerite, belle et vive, une pièce du jeu diplomatique et veut la marier, enfant, au prince de Galles puis à son frère, le futur Henri VIII, qui décline avant de se raviser, comprenant qu’en épousant Marguerite, il peut contre toute attente devenir beau-frère du roi de France. Le premier mouvement d’indépendance sera le refus de cet époux anglais par une princesse qui veut trouver un mari sur son propre sol. Elle a mieux à faire, par exemple profiter de l’accession au trône de son frère pour administrer le modeste duché de Berry, où elle entend bien faire ses premières armes de dirigeante, elle si longtemps privée d’espérances politiques. Pourtant, Marguerite ne se presse pas de rejoindre Bourges : annoncée vers la fin du Printemps 1524, l’entrée solennelle est repoussée à l’été. Marguerite est bien trop occupée par les entrevues diplomatiques où déjà elle veille à maintenir les intérêts de son clan. Les échevins découvrent au dernier moment que Louise de Savoie s’invite à la cérémonie, ce qui occasionne un véritable casse-tête puisqu’il faut trouver en urgence et aux frais des élus un double dais de procession. En dépit de ses absences, Marguerite garde des liens très forts durant 32 ans, avec ces officiers dévoués autant qu’intéressés à son service. Elle connaît et apprécie ceux qui la déchargent au quotidien d’une gestion qu’il faut tenir serrée. Elle partage avec eux le goût des lettres et des arts. Même absente, la duchesse exerce tout le pouvoir dont elle peut jouir : elle installe les « grands jours » à Bourges, pour rendre la justice (1518), fait rédiger de nouvelles coutumes (1539). Elle ne renonce à rien, au risque de provoquer des tensions avec les représentants de l’évêché, issus des puissantes familles locales. C’est ainsi que Marguerite n’hésite pas à entrer en conflit avec les chanoines, par trois fois, pour imposer un archevêque à la main du roi.
C’’est enfin grâce à elle que l’université de Bourges, spécialisée dans le droit, forme les plus brillants juristes et hellénistes de leur génération, Alciat, Jacques Amyot mais aussi les pères du protestantisme genevois, Théodore de Bèze et Calvin. Ces intellectuels favorisent une activité d’imprimerie. Geoffroy Tory, publie les cours de droit mais surtout son ouvrage le « Champfleury » (1529), qui milite pour une réforme de l’orthographe et de la typographie.
Le deuxième sexe au premier plan
Si les femmes de la famille royale ne siègent pas au conseil du roi, sauf quand il s’agit des régentes, le roi les consulte ou les charge de missions diplomatiques. La correspondance soutenue entre Marguerite et François est l’un de nos plus beaux trésors. Il montre un binôme soudé en responsabilité et en protection mutuelle, continuant l’ancienne complicité de l’enfance.
Prisonnier en Espagne après la bataille de Pavie en 1525, malade et refusant de s’alimenter, le roi peut compter sur elle. Marguerite obtient le droit de se rendre à son chevet, d’entamer des négociations avec Charles Quint et envoie au captif les Epitres de Saint Paul. Elle est obligée de rompre les négociations et de revenir en France le 27 novembre 1525 car les conditions sont inacceptables pour l’intégrité du royaume : il fallait rendre la Bourgogne à l’Empire. Dure leçon que cet exercice d’un pouvoir qui lui vient de la confiance personnelle que son frère place en elle : devant les Habsbourg, à la cour d’Espagne, elle ne pèse rien. En raison de son sexe ? Certainement, et par ce que Charles Quint considère que l’autorité politique légitime du royaume de France est bien son royal prisonnier. Savoir quitter la table des négociations est cependant un art. La paix viendra plus tard, Charles Quint ne perd rien pour attendre.
Cette hyperactivité et son mode de vie nomade éloignent Marguerite de son époux le duc d’Alençon, épousé en 1509. Le mariage est sans amour et sans enfants et la voici veuve après la bataille de Pavie (1525). Une veuve puissante est toujours courtisée, et une nouvelle union intervient rapidement avec le sanguin Henri d’Albret, roi de Navarre au mois de janvier 1527 qui convainc Marguerite de s’intéresser à l’amour charnel. 8 jours de fêtes marquent ces noces, à la suite desquels la nouvelle reine de Navarre part pour son royaume, puis donne naissance à sa fille unique Jeanne d’Albret, la mère du futur Henri IV (16 novembre 1527). Tout comme à Bourges dix ans plus tôt, elle ne s’attarde pas en Navarre. La cour de son frère et ses responsabilités politiques et culturelles l’attendent : elle apprécie et collabore aux projets culturels royaux, visite les nouvelles demeures, loue la beauté de Chambord et de Fontainebleau et bénéficie très tôt des échanges culturels entre le royaume de France et l’Italie. Parmi les premiers tableaux donnés par le pape à François Ier en 1518, figurent une Sainte Marguerite de Raphaël et de son élève Jules Romain. Della Palla, un florentin, agent artistique du roi, offre à la princesse les œuvres complètes et un portrait du prédicateur de Florence, Savonarole. Le poète Clément Marot est son secrétaire, un fidèle qu’elle protègera toute sa vie.
Un grand sujet de moquerie de la part de Marguerite concerne la nouvelle reine Eléonore, la sœur de Charles Quint. Elle n’a pas de mots assez durs pour fustiger le manque d’attirance physique de son frère pour son épouse, comparé au plaisir qu’Henri de Navarre trouvait auprès d’elle. Au duc de Norfolk, elle écrit que pendant 7 mois, François a dédaigné le lit de sa femme « Parce qu’il ne la trouve plaisante à son appétit et ne saurait dormir avec elle. Loin d’elle, il dort mieux que personne ». Elle persifle : « elle est fort brûlante au lit, désirant être embrassée sans cesse…je ne voudrais pour tout l’or de Paris, que le roi de Navarre se déclarât aussi peu satisfait dans son lit que mon frère dans celui de sa femme ». Il n’y a aucune contradiction chez Marguerite comme chez nombre de femmes à la Renaissance entre un amour divin et les plaisirs du corps avec un mari, voire un amant. Les références du siècle sont sensuelles et trouvent leur origine dans un amour de la vie, à une époque où il est si facile de la perdre de maladie ou de mort violente.
L’amitié féminine est un autre atout pour ces femmes dans un monde d’hommes qui font de la cour un univers viril où elles ne sont que des ornements. Habile, la reine de Navarre réussit à se faire une amie de la nouvelle maîtresse de son frère, la puissante Anne de Pisseleu, qui devient gouvernante des enfants de France. Marguerite sent chez Anne, une alliée possible, les deux femmes ont des points communs : la favorite apprécie l’évangélisme, elle est aussi l’ennemie des partisans de Charles Quint.
Sœur dévouée, Marguerite oppose pourtant des résistances à l’autoritarisme de ce frère cadet qui entend disposer du sort des femmes de sa famille à son gré. Jeanne d’Albret, son unique héritière est à 12 ans quasiment « vendue » à Guillaume, duc de Clèves qui en a le double. Suivant en cela l’exemple de sa mère autrefois pour le prétendant anglais, Jeanne refuse de l’épouser. Cet imbroglio étonnant est transposé de manière inversée dans le roman de madame de La Fayette, La princesse de Clèves, où l’héroïne est obligée d’épouser sans amour l’homme que lui désigne sa mère. Mais le roman de madame de La Fayette désigne un autre temps, celui de la remise en ordre de la société française en marche vers l’absolutisme royal. Au XVIè siècle, une femme, a fortiori si c’est une femme noble, est appelée à donner son consentement. La Renaissance est, comme le Moyen Age, pragmatique : un mariage forcé comporte des risques importants de stérilité. Pour une fois, hommes et femmes se trouvent renvoyés dos à dos et exercent une co responsabilité sur une union que l’on veut féconde.
Mais François, par ce mariage, a choisi un prince hostile à Charles Quint, ce qui crispe une reprise de négociations avec l’Espagne au sujet de la Navarre espagnole et contrecarre les intérêts de Marguerite. Le connétable Montmorency, sur ordre du roi, porte de force à l’autel la petite Jeanne, le cardinal de Tournon la menace. La brutalité toute légale des hommes peut cependant être mise en échec par leur versatilité. Guillaume de Clèves se rend à Charles Quint en 1543, se remarie avec la nièce de l’empereur et Marguerite fait annuler le mariage de sa fille. Montmorency, disgracié, est humilié.
Malgré cet épisode pénible, Marguerite veille sur son frère comme elle l’a toujours fait. Atteint de syphillis, le roi est en proie à des crises de démence qui le conduisent à des décisions violentes et arbitraires que sa sœur réussit de justesse à arrêter.
Marguerite « si instruite dans le seigneur » (Pierre Toussaint, 1526)
L’orientation religieuse individuelle n’est pas pour une princesse uniquement de l’ordre de l’intime car la sœur du roi est une autrice qui publie et sème le trouble en utilisant un double registre : la théologie, la critique sociale des rapports hommes-femmes.
Cette fine connaisseuse de Christine de Pisan, première autrice féministe (1364 – 1431), identifie chez ses contemporaines un potentiel d’intelligence et de courage que la société ne leur accorde que chichement. Marguerite est bien fille de son temps et met sa propre intelligence au service de causes qui concernent ses concitoyens. En 1517, Luther a affiché ses thèses et ses idées se diffusent en France. Sans toutefois se déclarer luthérienne, elle-même donne l’exemple d’un désir de retour aux sources de la foi, en prenant pour directeur de conscience Guillaume Briçonnet, l’évêque de Meaux, un mystique qui aime l’action. Elle a 30 ans, il a la cinquantaine. Il favorise le retour aux sources de l’Eglise, et leur traduction en langue française. Il est entouré d’hommes qui emboitent le pas aux idées de Réforme, catholique ou protestante peu importe à ce stade, puisqu’il s’agit de l’Eglise définie avant tout comme une organisation humaine à changer.
Cette relation unique et formatrice pour l’un comme pour l’autre permet à Marguerite de tenir tous les pans de sa vie de femme de pouvoirs, femme politique, intellectuelle et croyante. Elle devient ainsi un modèle et une référence morale au sein d’une cour que les ambassadeurs étrangers décrivent volontiers comme inconsistante, plus préoccupée de chevaux, de tournois et de ripailles que de culture. En 1521, elle souffre parfois de l’isolement dans l’austère château d’Alençon, n’a pas d’enfants, les fastes du camp du drap d’or sont déjà loin. Elle initie donc avec Briçonnet une correspondance nourrie (1521 – 1524). C’est grâce au soutien de Marguerite que le petit groupe des « évangélistes » réunis autour de l‘évêque à Meaux explore de nouvelles voies de spiritualité. Marguerite expérimente elle aussi des modes d’expression qui privilégient une relation personnelle du croyant avec Dieu, en se fondant sur les écrits de Saint Paul, l’un des apôtres les plus turbulents. Les jeux de mots et les symboles sont donc très présents dans les lettres : la robe blanche du baptême et des noces, les « miettes de pain » (de la prédication de l’évêque), la « perle », qui en latin se dit « Margarita » renvoient à Marguerite et à sa quête spirituelle obstinée. Elle aime à demander « eau » et « feu » à son directeur de conscience. Marguerite souffre de maux d’estomac et la relation entre la souffrance de son corps et celle de son esprit révèle une disposition à l’ascèse. Elle signe « la doublement malade », « vostre gellée, alterée et affamée fille », « la riche aveugle », « l’environnée d’espines », « oubliante soy mesme », « la pis que malade » ou « la trop en corps Marguerite ». Ce vocabulaire influencera toute une littérature féminine de la Renaissance, jusqu’aux grandes mystiques de l’âge classique.
Cet échange épistolaire permet à la princesse de surmonter des épreuves, celui du veuvage, de la captivité de son frère, de la mort de sa mère et donne le ton de ses œuvres, tel le Dialogue en forme de vision nocturne, écrit à la suite des tristes morts, de la reine Claude en juillet 1524 et de la petite Charlotte, seconde fille du roi ou Prisons, Miroir de l’âme pécheresse, écrit en 1527 – 1528.
Marguerite reste cependant, même dans sa soif de méditations, une femme qui aime convaincre et concrétiser, quitte à s’attirer les foudres de l’Eglise. Durant l’année 1525, une mascarade la présente, dans le cloître de Notre-Dame de Paris, en cavalière tirée par des diables qui portent des pancartes au nom de Luther. Marguerite accueille en effet chez elle à Nérac et à Pau, tous ceux qui sont inquiétés par l’université de Paris : Roussel, Calvin, Lefebvre d’Etaples, Bonaventure des Périers. La protection de la princesse leur permet de se réfugier hors de France, et de revenir dans le royaume à l’occasion d’un pardon accordé par le roi sous l’influence de sa sœur, pour mieux travailler à la diffusion de la réforme protestante. Marguerite prendra donc tous les risques car le succès des prédicateurs aux prêches de Carême à Paris et la publication de ses œuvres spirituelles l’exposent aux représailles de l’université de Paris.
A la fin du mois d’octobre 1530, les étudiants du collège de Navarre présentent une pièce dans laquelle Marguerite prêche l’hérésie, manipulée par une furie nommée « Mégère ». Le jeu de mot désigne , par ses initiales, « Maître Gérard Roussel », son confesseur. Malgré une enquête diligentée par leur patronne, la reine de Navarre, on ne trouve pas l’instigateur de cette satire qui égratigne le roi lui-même. François est contraint d’intervenir pour faire retirer de la mise à l’index par l’université de Paris, le Miroir de l’âme pécheresse, publié en 1531, que sa sœur n’a pourtant pas signé. Ce ne sont pas les excuses des 58 théologiens qui avouent avoir condamné l’ouvrage sans avoir même pris le temps de le lire qui répare une défiance désormais bien installée. Marguerite souffre de cette période ambigüe, car il n’existe aucune définition de l’orthodoxie religieuse.
Quand les mots deviennent modèles
Si parmi les nombreux centres d’intérêt de la reine de Navarre, on compte un intérêt pour le droit et la médecine, infatigable, elle excelle aussi dans un genre qui vient d’Italie, l’art du conte. La fable morale est un moyen détourné pour enseigner hommes et femmes sur leurs excès et folies, leurs petites misères comme grandeurs d’âme qui se révèlent dans des situations où l’improbable le dispute au merveilleux. Marguerite, bien que perpétuellement malade, pratiquait l’ironie et la plaisanterie. La retraite qu’elle s’imposa dans son ermitage de Mont-de-Marsan lui fut profitable. En 1542, la voici composant, sur le modèle du Décaméron de l’italien Boccace, ou celui des Cent nouvelles nouvelles du messin Philippe de Vigneulles, un Heptaméron, composé de 72 nouvelles. La particularité des nouvelles est que la situation qui provoque l’écriture est souvent une circonstance exceptionnelle qui rassemble des conteurs dans un temps suspendu. Dans ce temps particulier, 10 voyageurs reclus 7 jours dans une abbaye de Cauterets, racontent des histoires pieuses ou grivoises. Bloqués par un orage, ils cherchent à se distraire. Marguerite ne prend pas partie, ses locuteurs donnent chacun leur point de vue sur des histoires censées faire réfléchir. Elle renvoie les femmes dos à dos avec les hommes. Ils sont hypocrites, elles sont faibles. Sur un registre encore plus critique, Marguerite n’admet pas que les hommes infidèles fassent l’objet d’une clémence injuste de la société, tandis que les femmes adultères sont passibles de la peine de mort. La conteuse Parlamente est celle qui, telle le chœur antique, exprime la morale ambigüe de ces contes. Oui les femmes sont faibles mais peut-on déduire de la faiblesse physique des femmes la nécessité de la domination des hommes ? « Marguerite – Parlamente », par ce non-dit sur les conséquences de la faiblesse, reste fidèle à un lieu commun médiéval. Comme les autres femmes qui écrivent, elle ne parvient pas, même quand elle s’insurge contre les duretés de la condition féminine, à se dégager d’un schéma biologique. Objectivement, les femmes étaient exposées au danger dès lors qu’elles connaissaient la maternité. Les remariages successifs des veufs à l’issue d’une mort en couches sont d’une banalité effrayante. Même les reines ne sont pas épargnées par les accouchements dramatiques. Mais chez nombre d’autrices, la faiblesse féminine est entourée d’une aura de merveilleux et de sublime. La femme tire de sa faiblesse sa valeur morale : consciente de ses limites plus qu’un homme, elle est la sagesse et la bonne conscience dans le couple. Toutes les dérives conservatrices des siècles suivants renforceront un discours qui confine les femmes à la souffrance.
Ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui, c’est cependant le cocasse des situations dans lesquelles se trouvent les personnages de l’Heptaméron. Marguerite était bien renseignée sur les relations hommes-femmes. On l’avait déjà entendu dauber sur Eléonore, en termes non équivoques. C’est une femme qui n’hésite pas à parler de sexe et d’amours libres, mais aussi d’agressions sexuelles dont se défendent hardiment les femmes. Les contes n’envisagent pas que des histoires de nobles dames et messieurs. Ce sont toutes les couches de la société qui sont dépeintes avec une gaité de ton qui a gardé sa fraîcheur.
La femme d’un procureur, dont l’amant est l’évêque de Sées, fait assassiner son deuxième amant par son mari. Quelle santé ! Une muletière d’Amboise connaît un destin tragique : elle meurt en résistant à une tentative de viol par son valet. On comprend que l’histoire est en fait scandaleuse par ce que le valet, d’une couche sociale inférieure à sa patronne, a transgressé la morale de la société très hiérarchisée de l’époque. L’hypocrite et libidineux Bonnet couche par erreur avec sa femme, en croyant qu’il s’agit d’une chambrière. Et voilà brocardé le nanti qui pense que les servantes sont à sa disposition comme un bien matériel.
La critique sociale est alerte et dans l’Heptaméron, on n’a aucune peine à comprendre en quoi un recueil de cette nature pouvait réjouir une cour aux mœurs libres. La littérature féministe est représentée dans le royaume de France de la Renaissance, par d’autres autrices, Louise Labbé et Pernette du Guillet les lyonnaises, mais aussi par Nicole Estienne, la femme du médecin Jean Liébault, qui dans « les misères de la femme mariée », en 1595, critique l’institution du mariage, clé de voûte de la société de la Renaissance. En cela Marguerite, sans remettre en cause un ordre social dont elle est, par son origine, la garante, égratigne les mauvais mariages. Une forme de revanche féminine viendra avec la Princesse de Clèves, grand roman féministe dans lequel l’héroïne devient ce qu’elle est.
Marguerite connaît le substrat de ces contes : le féminisme des auteurs italiens, qui magnifient le thème des « femmes fortes » (Philippe de Bergame, 1518), les prédications libertines, les fêtes populaires et « kermesses érotiques », les fêtes où des « innocents » se font flageller le derrière , mais aussi le rituel de certaines entrées royales, où des nymphes nues accueillent le souverain dans sa bonne ville, comme Louis XI à Paris ou lors du mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII suivie de son entrée à Paris en 1484. Le corps et ses plaisirs, mais aussi ses violences, est omniprésent à la Renaissance. Le poète préféré de Marguerite, Clément Marot, son secrétaire, n’a-t-il pas écrit des poèmes sur « le sein » ? Les mots maniés avec talent par la princesse deviennent, au choix, des armes ou des modèles à suivre pour une humanité qui cherche à s’orienter dans les difficultés du quotidien. Ils soignent les grandes souffrances.
Sylvie Le Clech