Le 28 novembre 2019
Extrait d’un article de Libération – Par Claire Gratias — 26 novembre 2019 à 18:06
A trop vouloir se focaliser sur la féminisation des noms de métier, on peut en oublier l’appauvrissement général de la langue mais aussi la fragilisation des droits des femmes.
A l’occasion du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, Libération ouvre ses pages aux auteurs et illustrateurs jeunesse ce mercredi, sous la direction de Marie Desplechin.
Depuis quelque temps, on me demande de plus en plus souvent : «Comment doit-on vous appeler ? Ecrivaine ? Auteure ? Autrice ?» J’ai commencé par répondre : «Je suis auteur, ce mot désigne une fonction, cela ne me dérange pas qu’il soit au masculin.» J’ajoutais parfois : «On a d’autres chats à fouetter et ce genre de pinaillages a tendance à m’agacer.» Mais aujourd’hui je m’interroge. Pourquoi ces mots provoquent-ils chez moi une telle réticence ? Certes, la musicalité de la langue a toujours été capitale pour moi. Quand je dis «une autrice», j’entends «une motrice» ou «une eau triste». Le son que rend «une femme écrivain» me séduit infiniment plus que celui d’une «écrivaine» que je trouve plus lourd. Spontanément, mon oreille rejette ces formes, qu’elle estime disgracieuses. Ne serait-ce cependant pas une question d’habitude, voire de préjugés ? Et n’y a-t-il pas autre chose qui me gêne dans ce débat ?
Afin de nourrir ma réflexion, j’ai effectué quelques recherches. Premier point, les crispations sur le sujet ne datent pas d’hier. En 1983, Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme, crée un groupe de travail chargé de plancher sur les noms de métiers et de fonctions. En février 1986 paraît une circulaire officielle préconisant la féminisation dans les textes réglementaires, mais elle n’est pas appliquée. En 1994, Benoîte Groult déclare : «Ce n’est pas la langue qui refuse la féminisation, ce sont les têtes.» Elle rappelle que la France est le dernier pays francophone à être bloqué là-dessus. Question de mentalités. En 1997, à l’instigation de Lionel Jospin, Ségolène Royal et Elisabeth Guigou, une nouvelle commission travaille sur la question. On autorise alors «auteure», déjà usuel au Québec. En février 2019, après avoir freiné pendant quatre siècles, l’Académie consent enfin à féminiser les noms de métiers, fonctions et grades. Elle précise toutefois que la féminisation d’«auteur» représente un cas épineux, et indique que «le caractère tout à fait spécifique de la notion, qui enveloppe une grande part d’abstraction, peut justifier le maintien de la forme masculine». Ce à quoi la comédienne Aurore Evain répond (1) que quand on ne peut pas être nommée dans une fonction, on a beaucoup de mal à s’y sentir légitime et donc à revendiquer quoi que ce soit. Elle y voit une violence symbolique non négligeable.
A lire aussi«Auteure» ou «autrice» ? «On ne trouve plus ces termes choquants comme dans les années 80»
De nombreux féminins sont maintenant passés dans l’usage, mais «autrice» demeure le plus controversé. Cette forme est pourtant attestée jusqu’au XVIIe siècle, époque à laquelle Richelieu la fait disparaître (tout comme «mairesse» et de nombreux autres féminins) via l’Académie française. Le but est clair : contrer l’influence des femmes dans la vie politique et intellectuelle et affirmer leur illégitimité dans les professions valorisées. Le linguiste Bernard Cerquiglini (2) nous le rappelle, la langue révèle l’état des sociétés et du statut de la femme.
Il est vrai que si j’étais un homme, je me serais peut-être empressé d’adopter «écrivaine» ou «autrice» afin de prévenir toute accusation de sexisme. Mais je suis une femme, dont écrire est le métier, je me dois donc d’être d’accord avec ce nouvel usage, ma réticence devenant suspecte. Or, ce qui me gêne, ce n’est pas que la langue évolue, c’est cette pression exercée au nom de la bien-pensance. Il me semble au contraire que l’égalité entre hommes et femmes sera avérée le jour où la féminisation systématique ne sera plus nécessaire. A l’instar de la parité, elle ne fait selon moi que souligner l’impuissance d’un corps de métier à accéder à la même considération que son pendant masculin. Loin d’adhérer à une pensée conservatrice adepte du patriarcat, je rejoins Audrey Jougla quand elle dit que c’est justement son «désir d’égalité qui revendique l’utilisation du masculin par le féminin pour lui faire la nique !» (3)
Je ne voudrais pas non plus que cette bataille linguistique se substitue à d’autres luttes, elles aussi en lien avec la langue ou avec la condition de la femme. Il est indéniable que le langage du plus grand nombre s’appauvrit, alors que la maîtrise de la langue est cruciale, non seulement comme facteur de réussite et d’insertion professionnelle, mais également comme élément de cohésion sociale. Se battre pour la féminisation des noms de métier, c’est bien, mais ne perdons pas de vue une autre évolution de la langue, plutôt inquiétante celle-là (vocabulaire de plus en plus indigent, orthographe plus que hasardeuse et syntaxe des plus boiteuses). Et que dire de la fragilisation grandissante, partout dans le monde, des droits chèrement acquis par les femmes ?
A lire aussiPrêt·e·s à utiliser l’écriture inclusive ?
A titre personnel, je ne ressens pas le besoin que l’on reconnaisse linguistiquement ma féminité. Je peux comprendre que certaines affirment haut et fort qu’elles sont «écrivaines» ou «autrices» parce que ce qui se dit dans la langue est le reflet du fonctionnement de la société, mais je ne voudrais pas que cela devienne une posture, voire un alibi qui autorise à négliger d’autres luttes. Et j’aimerais que nous gardions à l’esprit ces mots de Margaret Atwood (4) : «La question à résoudre, c’est l’avenir de la planète. Si on n’arrive pas à la résoudre, peu importent les droits des femmes, car il n’y aura plus de femmes.»
(1) «Autrice : la très vieille histoire d’un mot controversé» (France Culture, le 4 mars 2019)