Le 4 septembre 2020
4 août 2020, une fin d’après-midi tranquille pour nous autres, dans le climat des premières vacances déconfinées, tragique pour nos collègues écrivaines du Liban et les habitants de Beyrouth. Des écrivaines du Liban se mobilisent pour rendre compte immédiatement de ce qui s’est passé à Beyrouth et de ce que leur inspirent les deux explosions du port. Emotion certes de la parole mise en écrit immédiat, mais aussi têtes bien faites, qui analysent et tirent les leçons en peu de mots, revenant sur l’histoire contemporaine du Liban, une histoire du temps présent telle qu’elle nous nourrit et pourtant si mal connue de certaines d’entre nous. Me reviens immédiatement en tête l’art poétique de Boileau, « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire, arrivent aisément ». C’est une première réminiscence qui me fait dire que l’universalité de l’épreuve humaine collective n’abolit pas, la capacité des écrivains et écrivaines à s’exprimer individuellement. La valeur de l’écriture c’est son surgissement et sa diffusion. Leur écriture de femmes comporte une unicité de l’expérience et une valeur universelle dans sa transmission.
Elles ont, en tant que femmes, éprouvé très vite la détresse des proches et dans ces cas-là, vos proches et ceux de vos voisins de fuite sont des proches. Elles ont mis en exergue les situations incroyables où toute une population se retrouve à la rue, mais aussi celle de ces morts absurdes et injustes, une femme tuée par un bris de glace chez elle, un homme écrasé par son frigidaire. Brusquement, le mot « réminiscences » me vient à nouveau l’esprit. L’histoire du père de l’une de mes amies, écrasé sous un abri bus effondré sur lui à Jérusalem, lors d’une déflagration. L’histoire de la grand-mère d’une cousine : les autorités d’occupation, ou leurs supplétifs de l’époque de Vichy, entrent chez elle, ils demandent à son mari, où est votre femme, le type répond sans lever les yeux, « dans la pièce d’à côté ». Années de souffrances en camp d’internement pour un manque d’attention…à l’autre.
Ces morts de Beyrouth dites par des femmes engagées en écriture ne sont pas dans l’absolu des morts vaines, aucune mort, aucune vie, si humble soit-elle n’est d’ailleurs vaine. Mais si les vies n’ont pas de prix, elles ont un coût, celui de la protection et des soins à y apporter. Et on découvre à travers leurs témoignages que ces vies étaient sans doute passées largement au-dessous des radars politiques. Réminiscence à nouveau des grands conflits mondiaux du XXè siècle.
Comme pendant les guerres du XXè siècle qui ont fait des millions de tués civils, sur les routes, dans les rues, dans les fossés des exodes ou à la maison, ces individus sont apparus comme durablement « dé-protégés », pendant des années.
Alors, « que peuvent les écrivaines ? », pour reprendre Patrick Boucheron, historien, quand il dit « ce que peut l’histoire ». Tout comme l’histoire, qui réouvre les dossiers pour élucider, la parole et les écrits des écrivaines réouvrent la grotte de Platon, celle de la réalité et de ses possibles déformations. Aujourd’hui, cette grotte, c’est Internet, ces millions d’images, ces flots d’écrits courts et de paroles sur la toile. Une autre réminiscence, lorsque nous surfons sur la toile, nous pouvons penser, « ça je l’ai déjà lu quelque part ». Mais les témoignages des écrivaines libanaises sont uniques, en ce qu’elles nous rendent proches leur passé, leur présent et aussi leur avenir et nous font penser que ce que nos passés, notre présent et notre avenir ont en commun avec les leurs, c’est ce que nous ne voulons pas ou plus subir : en arriver à l’os de l’existence humaine.
La réminiscence et son talent à l’écrire démontrent aussi la vacuité de certains courants de pensée dominants sur les bienfaits des épreuves. L’être humain s’habitue à tout et toujours et garde sa capacité à « rebondir » lit-on dans les manuels de survie à l’usage des nouveaux bien-pensants. Ce n’est pas par ce qu’on paraît se remettre de ses traumatismes et que la vie reprend ses droits, que cette réalité d’ordre biologique doit en occulter une autre, plus complexe. Il y a toujours des limites et des épreuves répétées sans avoir le temps de souffler naissent des personnalités blessées, des trous collectifs, comme des trous de mémoire. Ces écrivaines, femmes de culture, ont désigné clairement les limites, le trop plein et les vides, car elles ont la conscience de l’espace et du temps, au-delà du leur. Leur rôle dans la société est inestimable, même si écrire n’est pas apparu ces derniers temps comme une activité « essentielle ». Or écrire, c’est faire trace, dévoiler un dessein, transmettre l’expérience, bousculer les appareils mentaux, ceux qui fonctionnent dans l’automatisme et les doctrines pour qu’apparaisse enfin la nécessité de dire ce que l’on fait et de faire ce que l’on dit.
Sylvie Le Clech
membre du PEF