Le 14 février 2022
Le roman s’ouvre par un prologue, puis par le rappel de trois coups d’État, en 1960, 1971 et 1980, comme autant de coups de théâtre annonçant le lever de rideau sur une époque que le lecteur/spectateur découvre avec une curiosité mêlée de stupéfaction. Au premier plan évoluent une actrice et sa fille, l’une et l’autre embarqués dans une histoire qui jusqu’à un certain point leur échappe. Trésor national, de Sedef Ecer, écrivaine d’origine turque, membre fondatrice et actuelle présidente de l’Association du Parlement des écrivaines francophones, est un roman théâtral aussi bien dans sa forme que dans l’évolution du personnage principal associée aux grandes figures tragiques du répertoire.
Dans une Turquie en proie à de nombreux bouleversements, Esra Zaman, comédienne célèbre gratifiée par l’État du titre de Trésor national, partage son temps entre le mari, l’amant, la fille, les nombreux admirateurs mais surtout les rôles qui ont fait le succès de sa carrière. Sa dernière représentation sera celle de ses funérailles, qu’elle demande à sa fille établie en France d’organiser à distance. Cette articulation du récit en fonction des performances théâtrales est ce qui fait l’originalité du livre rédigé par une écrivaine surtout connue comme dramaturge. Quand je lui demande ce qui a dicté son choix du roman, elle me répond :
« J’ai voulu au départ écrire cette histoire pour le théâtre mais je voyais bien que la forme scénique ne marchait pas. Le récit qui était dans ma tête se déployait trop pour tenir en 1h30, il y avait trop d’idées, de situations, de personnages que j’avais conviés. Tout était trop pour le théâtre. »
Et d’ajouter que les droits d’adaptation ont été acquis par une compagnie théâtrale à qui elle laisse toute liberté de transformer le texte à sa guise, sans qu’elle y collabore directement car pour elle le « roman qui est né est un objet très personnel. » Un « objet » inspiré de fragments de vie par celle qui, comme la narratrice, a déjà fait partie de ces Enfants stars à Instanbullywood (titre d’une de ses pièces radiophoniques), mais un texte qui n’en reste pas moins un roman et non une autofiction, tient-elle à préciser.
Figure centrale du récit, Esra Zaman est une mère à l’excentricité légendaire, douée d’une inconscience permanente, capable d’oublier son enfant sur les plateaux de tournage tout comme les rendez-vous les plus importants. Elle-même fille de la première actrice musulmane à se produire sur une scène, la diva se transforme en fonction des rôles qu’elle joue, devenant successivement toutes les femmes qu’elle a incarnées : « Lioubov, Cordelia, Hedda, Clytemnestre, Aîcha, Macbeth, Masha, Djahidé, Roxelane, Nora, Sonia, Ophélie, Bérénice, Iphigénie, Blanche, Afifé ,,,, » Et son enfant d’avouer qu’elle ne sait plus « comment []]’aimer ». Cependant, c’est aussi cette artiste qui, alors qu’elle joue Lioubov, l’héroïne de La Cerisaie, offre à la narratrice une initiation au théâtre, cet art rendu possible « grâce à un artisanat qui exige qu’on rassemble une foule de petites impressions et qu’on les mette patiemment bout à bout pour qu’une histoire apparaisse enfin ». Autour de ces femmes gravite le père, photographe et reporter politique trop tôt disparu, l’amant au passé douteux et tout un cortège de références théâtrales associées aux événements historiques évoqués.
Devenue adulte, la narratrice ne peut s’empêcher de s’interroger sur la signification du titre « Trésor national » attribué à l’actrice dans un monde où on entend à longueur de journées des formules « comme « fierté nationale », « sécurité nationale » union nationale », « défense nationale ». « Comment pouvais-tu te considérer comme “une figure nationale ” en sachant ce que ce mot voulait dire », demande-t-elle. La fille va jusqu’à accuser cette mère, ainsi que celle qui l’a précédée, d’avoir fermé les yeux sur les atrocités commises par les gens qu’elles avaient côtoyées : « Cette cécité filiale a fait de vous des Lady Macbeth, un rôle que vous avez toutes deux interprétées ». Mais le procès n’aura pas lieu et ce « mal de mère » restera sans écho. Le rideau se baisse sur une cérémonie qui se déroule exactement telle qu’elle avait été programmée.
Dans une des interventions publiques liées à la parution du livre, la romancière déclare : «J’écris en français mais j’ai gardé mon cerveau turc. J’ai quitté ma langue maternelle pour le français à dix ans ». Interrogée sur la signification de ce propos, elle me répond :
« Le français s’est imposé au bout d¹un moment. Je vis en France, c’est la langue de mon quotidien, c’est aussi la langue de mes lectures, de mes spectacles en tant que spectatrice. Et les choses se sont décidées ainsi, au fur et à mesure des rencontres: une amie chanteuse m’a demandé d’écrire un titre pour elle, la chanson est devenue une scène, qui elle-même est devenue une pièce et qui a été lauréate du Centre National du Théâtre, puis j¹ai continué. J’ai grandi sur les plateaux et au théâtre je me sens chez moi donc j’ai pu travailler la dramaturgie et la langue beaucoup plus sereinement. Mais le roman est une autre histoire ! Quant à mon cerveau turc et français, c’est un grand classique, tous les ‘bilingues connaissent cela! Lorsqu’on parle, écrit, lit, joue dans une langue, on se met dans un système émotionnel qui va avec cette langue, une zone du cerveau gère probablement ce passage. »
Sur la scène du monde où chaque figurant vient faire une apparition plus ou moins remarquée, les personnages de Sedef Ecer ont ceci de particulier qu’ils échappent à tout cadrage définitif, participant de cette ambiguïté profonde qu’ils partagent avec les êtres de chair et de sang. Trésor national est un livre que l’on quitte à regret. Un roman qu’il faut relire.
Sedef Ecer, Trésor national, Paris, JC Lattès, 2021.