Le 11 septembre 2023
Un autre 11 septembre, Chili, 1973, écritures de femmes face à l’histoire du temps présent
Par Sylvie Le Clech
Le film Chili, 1973, une ambassade face au coup d’Etat, réalisé en 2019 par la cinéaste franco-chilienne Carmen Castillo[1], est le fruit d’une longue recherche documentaire sur les événements survenus à partir du coup d’Etat du général Pinochet, 11 septembre 1973 au Chili. Il a été projeté sur le service public dès 2019. Il fera l’objet d’une rediffusion pour le 50ème anniversaire du coup d’Etat, le 17 septembre, 22h40, sur France 5.
Le film s’appuie sur des ressources d’archives accessibles aux archives diplomatiques. Il a été tourné dans les magasins de conservation et en salle de lecture du site de La Courneuve et à la résidence de l’ambassadeur de France à Santiago. De nombreux témoins de l’époque racontent leur histoire, qu’il s’agisse des proches collaborateurs de l’ambassadeur, de leurs conjointes, ou de femmes autrefois enfants, accueillies à la résidence. Il jette une lumière particulière sur l’écriture d’une femme, Françoise de Menthon, épouse de l’ambassadeur de France au Chili, Pierre de Menthon, alors en poste[2].
Cette date du 11 septembre est pour les chiliens et la communauté internationale attachée au respect de la démocratie et aux droits de l’homme dans le monde, un symbole qui rejoint curieusement dans l’histoire contemporaine un autre 11 Septembre. Il garde pourtant toute son actualité, les soubresauts de notre univers contemporain dilaté faisant se succéder les crises, au prix parfois d’un oubli de l’histoire, fut-elle du temps présent, alors qu’elle se trouve souvent instrumentalisée.
Cette actualité du 11 septembre 1973 a été récemment remise en mémoire, lors de la projection en avant-première d’un autre documentaire, « La résidence », à la Maison de l’Amérique latine, le 21 juillet dernier, en présence du Président de la République du Chili, Gabriel Boric[3].
Pour la France, ce sont les jours et les semaines qui suivirent ce 11 septembre 1973 qui sont plus exactement matière à commémoration, tant fut crucial et inédit le rôle joué par l’ambassade de France qui accueillit plus de 600 réfugiés de toute condition, hommes, femmes et enfants, dans des conditions inattendues et avec les moyens du bord, par le couple formé par l’ambassadeur de France au Chili, Pierre de Menthon et son épouse et Françoise.
Françoise de Menthon, chaque soir, entre le 11 octobre 1973 et le 6 février 1974, relate les événements de ces longues journées[4]. A l’heure où la communication politique use de l’expression historique un peu fatiguée des « 100 jours », c’est durant 111 jours que Françoise de Menthon couvre de son écriture régulière ses cahiers. 111 jours durant lesquelles les contacts humains, la réactivité, la débrouillardise, les actes concrets ne laissent que fort peu de place à l’écriture qui demande « une chambre à soi ». Cette « chambre à soi », l’épouse qui, comme toutes les femmes de diplomates, joue un rôle de soutien et d’équilibre auprès de son conjoint dans bien des aspects de la fonction officielle, rapporte que la chambre est l’une des dernières pièces qu’elle put garder pour sa famille, son intimité, dans une ambassade où tous les salons et bureaux avaient été transformés en dortoirs. Les carnets sortent de « la chambre », symboliquement, beaucoup plus tard, sont édités[5] et portés au théâtre en 2022.
A des années-lumière du cliché mondain des réceptions données par monsieur l’ambassadeur et son épouse, les carnets révèlent la prise de recul tout autant que l’engagement dans le drame humain que fut l’accueil, le séjour puis les négociations avec la junte au pouvoir, pour le départ vers la France des premiers réfugiés chiliens. Dans le film de Carmen Castillo, on les voit parcourir les derniers cent mètres entre l’aéroport et l’entrée des avions, en proie aux doutes qui assaillent tous ceux qui abordent les terres inconnues d’un destin qui a failli tourner court.
La voix off cite les phrases et mots d’une femme qui écrit le soir, pour faire coupure certes, mais aussi pour témoigner de cette période exceptionnelle. Cet art de l’écriture dans l’urgence des situations de crise fut souvent dans l’histoire un art de l’écriture au féminin, celui de témoin engagé socialement et moralement et non pas une œuvre de justification après-coup comme le furent certains « Mémoires » publiés par de vieux briscards de la politique ou des champs de bataille. L’arrière-plan de sa foi catholique est présent sans ostentation, car il sous-tend le service des autres, assuré sans tergiversations intellectuelles. Françoise de Menthon couche aussi sur le papier une perception critique, au nom de l’humanisme, des milieux mondains gravitant autour du nouveau pouvoir. Elle dit ne plus supporter ni la superficialité des réceptions, ni les commentaires de la bourgeoisie se réjouissant de l’ordre remis par les militaires. Ce courage est celui que permet l’écriture pour soi qui a pour vocation à témoigner un jour plus largement d’une écriture pour les autres, comme il y a eu un service des autres, qui n’est pas uniquement fait de dévouement concret, le plus important sur le moment, mais d’une capacité à analyser des situations pour trouver la sortie de crise.
Pour en savoir plus :
Témoignage de Françoise de Menthon sur ses souvenirs, pour les Archives départementales de Savoie, en 1989 : https://francearchives.gouv.fr/facomponent/569e10b1d1affa651bb3672210b74fc1a5270132
Pierre de Menthon, (préf. Alain Peyrefitte), Je témoigne : Québec 1967, Chili 1973 (Avec les Carnets de Françoise de Menthon), Paris, Editions du Cerf, coll. « Pour quoi je vis », juillet 1979, 150 p.
Annonce de la conférence du fils du couple, Pierre-Henri de Menthon, le 27 septembre à Annecy : https://www.lac-annecy.com/fete-et-manifestation/conference-pierre-et-francoise-de-menthon-au-chili-lors-du-coup-detat-de-1973-menthon-saint-bernard/
Second documentaire, « la
résidence », sur l’action de Pierre et Françoise de Menthon, par Thomas
Lalire, en 2022 : https://www.france-chili.com/magazine/la-residence/
[1] Visible sur Vimeo, après sa première diffusion, « Chili, 1973, une ambassade face au coup d’Etat », a été produit par Les Films d’Ici (Producteur exécutif : Valérie Guérin (France) & Macarena Aguiló (Chili)) en partenariat avec France Télévisions et Toute l’Histoire, la PROCIREP et l’ANGOA & Centre national du cinéma et de l’image animée. Le documentaire de 52 minutes comporte deux versions en Français et en Espagnol.
[2] Pierre de Menthon est décédé en 1980, son épouse Françoise en 2019.
[3] https://lasocietedesapaches.com/2023/06/revoir-lambassade-chili-1973/
le Président Boric a, au nom de l’Etat du Chili, présenté ses excuses aux exilé chiliens et chiliennes en France et a remercié les citoyens français pour l’accueil de ces exilés.
[4] Ces carnets ont été publiés sous le double nom d’auteurs du couple diplomatique : https://www.tiendalecomptoir.cl/les-carnets-de-francoise-1973-1974-cent-onze-jours-a-lambassade-de-france-au-chili-de-pierre-et-francoise-de-menthon
[5] https://www.tiendalecomptoir.cl/les-carnets-de-francoise-1973-1974-cent-onze-jours-a-lambassade-de-france-au-chili-de-pierre-et-francoise-de-menthon