Le 1 avril 2021
Impressions de lecture : Marijosé Alie – Entretiens avec Aimé Césaire, par Suzanne Dracius
Livrer mes impressions de lecture sur Marijosé Alie – Entretiens avec Aimé Césaire, c’est endiguer une avalasse d’émotion.
« Ma Suzanne, bonne lecture, j’espère que cela te plaira… et que tu retrouveras celui que tu as aimé… », me souhaite, dans sa dédicace, Marijosé. Vœu exaucé ! L’intense pouvoir de ce court volume est non seulement de le faire retrouver par les personnes qui l’ont côtoyé et aimé, mais aussi d’inviter à le trouver celles et ceux qui ne le connaissaient pas, dans une quasi intimité, semblable à celle qu’il eut avec Senghor :
“ « Écoute Léopold, écoute cette phrase, c’est fantastique ! Hegel explique que ce n’est pas par la négation du singulier que l’on va à l’universel, mais que c’est par approfondissement du singulier que l’on va à l’universel. » Et je dis à Léopold : « Voilà un encouragement extrêmement précieux : l’approfondissement du singulier ! » Nous avions vingt ans ! – Il me regarde. – Non ? – Il jubile et conclut. – Et je lui ai ajouté avec un petit clin d’œil : « Donc plus nous serons nègres, plus nous serons hommes. » – Il rigole. – C’était une conclusion un peu téméraire, mais enfin…”
La Négritude ? Une identité, mais pas étroitement « identitaire », universelle :
« Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
Panthères, je serai un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
L’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture
on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses
à présenter à personne
Un homme-juif
Un homme-pogrom
Un chiot
Un mendigot »
Son entrée en écriture me valut le plaisir de côtoyer Marijosé au sein du Parlement des écrivaines francophones créé en 2018 à Orléans, et la voici confirmée grâce à la publication de ces Entretiens entre deux figures charismatiques de Martinique, l’immense poète appelé à être, durant plus d’un demi-siècle, maire de Fort-de-France, et celle qui présenta le JT de RFO Martinique pendant bon nombre d’années, – talentueuse chanteuse de surcroît.
Lors de sa présentation dans la maison de Césaire devenue un musée, route de Redoute, Marijosé expliqua la genèse de ce livre, au mitan de cette cauchemardesque pandémie, dans la détresse du confinement, au cœur de la Sologne, sur une suggestion d’Éric de Lucy, son voisin dans ce village de l’hexagone. Cela me fit songer à Césaire m’accordant ce qui fut son dernier entretien publié de son vivant, dans Prosopopées urbaines, en 2006, – qui figure également dans le Tome V des Écrits politiques d’Aimé Césaire réunis par Édouard Delépine, paru en 2019 à Paris aux Nouvelles éditions Jean-Michel Place –, et me confiant la genèse du Cahier d’un retour au pays natal écrit en Croatie, à près de 8000 km, face à une autre île nommée « Martiniska », inspiré par la magie de cette paronymie.
Mais il n’y a pas de coïncidences, que des correspondances, baudelairiennes ou césairiennes. Et un faisceau de synesthésies. Cet opuscule a l’art de nous restituer, après l’inextinguible éclat du regard de Césaire grâce à la vidéo, de précieux éclats de son verbe, sa verve alternant avec sa jubilatoire concentration quand il déchiffrait, à haute voix, un texte qu’on lui présentait, il adorait ça.
Marijosé a fait quatre documentaires sur Césaire qui avait longtemps été persona non grata à la télévision. « Il arrivait en crabe », « homme de lettres simple et pudique », « il détestait la télé ». « 50 ans en politique mais tout l’inverse du dictateur », tient-elle à préciser.
Comment a-t-elle gagné sa confiance ? Elle s’est mise à nu, avec une insolence timide. Ainsi a-t-elle pu recueillir la parole vivante de Césaire se revisitant lui-même. Ainsi lui a-t-il fait le récit de sa rencontre avec Senghor où percèrent prémices et prémisses de la Négritude, – pour Césaire, « un cogito ergo sum » –, sans toutefois oublier le détail cocasse, auquel Césaire tenait beaucoup, de l’encrier pendouillant au bout d’une ficelle à la ceinture de Senghor, « heureusement vide », s’empressait-il de préciser, et la fameuse embrassade de Senghor l’adoubant plaisamment en ces termes : « Bizut, tu seras mon bizut ».
Bien plus tard, une autre rencontre, éphémère celle-là, lui laissera cependant un impérissable souvenir :
« Voyez, j’ai rencontré Mandela une fois, une seule, un dîner organisé par Mitterrand. Le genre de mondanité que je n’apprécie pas particulièrement, qui plus est je ne parle pas sa langue, je veux dire l’anglais, assez mal en tout cas, et puis il y avait beaucoup de monde, des gens sûrement très bien… Alors nous avons échangé des civilités et j’ai cru comprendre que dans sa prison, cet homme extraordinaire avait trouvé quelque réconfort à lire le Discours sur le colonialisme !
Sur son bureau, une photo de Mandela. »
À l’issue de la conférence, dans le bureau de Césaire, à la fois spartiate et monacal, simplement séparé de la partie chambre à coucher par une armoire coupant la pièce en deux, Joëlle, la merveilleuse secrétaire de Césaire, et Clémence, sa fidèle gouvernante, me rappelèrent qu’elles connaissaient par cœur ma Rue Monte au ciel, que Césaire, qui avait des problèmes de vue, leur demandait de lui lire, et relire encore.
« Ma petite MariJosé », l’appelait le grand homme, alors qu’il devait se mettre sur la pointe des pieds pour l’embrasser. « Très tactile, Césaire aurait été très malheureux avec le covid », affirme Marijosé. Cette appellation affectueusement familière est loin de m’étonner : quand Césaire m’accueillit pour la première fois, ayant demandé à me voir à Cordo, son grand ami de toujours, notre immense poète s’écria : « Suzanne, ma femme ! », évoquant sa femme, Suzanne Roussi, selon la formule du lanceur de dés qui a fait un six et s’exclame « Sizan, ma femme », – l’iotacisme transformant, en créole, « Suzanne » en « Sizan ».
Si forte était, chez Césaire, la puissance joviale, communicative, du lyrisme quotidien, jusque dans le moindre de ses gestes ! Marijosé a su le saisir, via la caméra d’abord, puis dans ce recueil qui se lit comme un petit roman dont l’incipit nous transporte « au bout du petit matin » de son dernier matin de préparatifs pour son ultime conseil municipal.
L’ouvrage ne manque ni d’anecdotes piquantes ni de détails pittoresques, que ce soit sur son itinéraire poétique, en marge du surréalisme, sur son parcours politique, du Parti communiste à la création de son propre parti, le PPM, Parti progressiste martiniquais, ou sur les promenades du Nord au Sud, face à la Femme couchée, dans la baie du Diamant, avec l’évocation de la tragédie des Ibos de l’Amélie, « partis de Gorée esclaves et arrivés libres sur les côtes martiniquaises, une si douloureuse et belle histoire », immortalisée par un colossal groupe de statues :
« Cette halte fait maintenant partie du périple de Césaire à travers la Martinique et, ironie du sort, l’artiste qui a offert au monde cet univers majestueux s’appelle Laurent Valère : le fils de son ancien adversaire politique Léon Valère. »
Mais il n’est que de lire ces entretiens pour être convié à la complicité, tantôt tacite tantôt éloquente, de ces déambulations.
Il n’est pas une Martiniquaise, pas un Martiniquais, qui ne porte en soi un souvenir de Césaire, si infime soit-il. Qu’il l’ait connu ou non, par le truchement de ces Entretiens, il sera donné à chaque individu de par le vaste monde de contempler quelques facettes du père de la Négritude, de capter sa singulière manière d’incarner l’universel.
En ces quelques pages s’esquisse un portrait qui, dans sa dense concision, confirme à quel point Césaire est un oxymore vivant, d’une pudique incandescence.
Suzanne Dracius
membre du Parlement des écrivaines francophones