Le 5 janvier 2020
Sylvie Le Clech, historienne, 21 décembre 2019
Il est de ces occasions où des colloques d’histoire abordent certains thèmes, souvent traités par le courant des « gender stories », en ménageant la mixité des points de vue et en s’attachant à revisiter des périodes anciennes. Le colloque organisé par l’Institut catholique de Paris les 12 et 13 décembre dernier sur « La femme au Moyen Age », fut de ceux-là. Quel bonheur de relire les sources au prisme de ce qu’elles nous apprennent sur la nature de l’amour (amour mystique, amour courtois), le rôle des clercs dans la construction d’une misogynie toujours d’actualité au XXIè siècle, y compris dans les laïques études historiques, le rôle des juristes dans l’encadrement des femmes et la question controversée de la « fragilité » des femmes. Notre vision d’historiennes est remise en cause car nous avons la plupart du temps été formées par une historiographie majoritairement masculine. Les pionnières médiévistes ou modernistes qui furent nos mères spirituelles ont moins abordé la question des femmes au Moyen Age, du point de vue en particulier des paroles et écrits des femmes, sur le monde, sur elles-mêmes, sur leurs contemporaines. Le bonheur d’entendre citer la grande ethnologue Françoise Héritier en synthèse de ces journées est un bonheur qui se partage : selon elle, dans toutes les cultures, la société exprime une valeur différentielle des sexes, qui s’exprime par une dialectique associant des caractéristiques à chaque pôle, le féminin, le masculin. Au final, les civilisations ont toujours tenté de créer une supériorité du masculin sur le féminin. La puissance exclusive des femmes d’enfanter génère un besoin de contrôle masculin sur le corps des femmes, leurs biens, leurs droits, leur spiritualité. Le langage binaire qui permet ce contrôle vient d’Aristote. Mais au Moyen Age, même si le souvenir des écrits d’Aristote reste actif, la situation est plus complexe, la société concrète n’est pas exactement celle des théoriciens : si les clercs continuent à employer un registre binaire, souvent dépréciatif à l’endroit des femmes, il existe des écrits plus nuancés, tels ceux d’Hugues de Saint Victor qui définit l’union des époux comme un « engagement volontaire », où dans « toute la force de la consolation et la fidélité du dévouement, chacun sera pour l’autre ce qu’il est pour lui-même » (œuvre éditée par Bernadette Jolles, Turnhout, 2002, allocution de Dominique Poirel, organisateur du colloque). De ce fait, les relations des hommes et des femmes autorisent des discours plus personnels, davantage fondés sur l’équivalence dans la différenciation. Des figures attachantes telles que celle de la moniale Hildegarde de Bingen (1098-1179), étudiée par Laurence Moulinier, Marguerite Porrée ou Porrette, étudiée par Marie-Pascale Halary, Christine de Pisan ou Yolande de Flandre, étudiées par Michèle Bubenicek ont été passées au crible de points de vues croisés. Si Hildegarde est connue aujourd’hui comme autrice de chants liturgiques de grande qualité, femme médecin, la qualité d’autrice fut longtemps déniée à cette brillante gestionnaire de monastère, qui n’hésitait pas à témoigner par écrit de sa vive affection pour Richarde, une de ses consœurs et à s’aliter dans des maladies que l’on pourrait qualifier de « diplomatiques », lorsqu’elle entrait en conflit avec un ecclésiastique de haut rang qui lui opposait un refus. Hildegarde décrit le plaisir féminin, donne de la maternité une vision positive, emprunte de sensualité, recommande d’avoir de l’amour pour son corps et donne une galerie de portraits de quatre hommes et quatre femmes. Elle y met en valeur la « faiblesse » d’Eve, qui se retourne en force. Eve, faible, devient plus forte car elle peut s’améliorer, tandis qu’Adam se durcit sous l’épreuve et ne s’améliore pas. Consultée dans toute l’Europe pour ses « visions », l’image de la prophétesse a-t-elle ainsi éclipsé celle de l’autrice, de la femme médecin ? Sa critique de l’écriture sainte fait d’elle une docteure, au même titre que les docteurs de l’Eglise. A la fin du XIXè siècle, l’éditeur de ses œuvres, cardinal, la qualifie de « virago », dans le sens où, femme, elle a exercé des fonctions habituellement réservées aux hommes. Curieux retournement d’usage, ultérieurement et dans le langage commun, que ce qualificatif de « virago », qui de factuel (une femme ayant accès à des responsabilités d’homme), devient un jugement dépréciatif. Ce retournement augure mal, dans ce XIXè siècle pudibond, de la fortune de la « virago », associée à la « prophétesse ». Toutes deux sont renvoyées par la société dos à dos et on ne dira jamais assez combien le XIXè siècle continue d’influencer l’écriture contemporaine de l’histoire, en dépit de visions alternatives plus récentes. La prophétesse a donc un double visage : femme inspirée par Dieu, elle est titulaire d’une « science femenine » (Marguerite de Navarre à propos de Marguerite Porrée et de son écriture érotique et fictionnelle) que les clercs enferment volontiers dans le champ de l’expérience affective irrationnelle. Une autrice comme Marguerite de Navarre, sœur de François premier au début du XVIè siècle, est elle-même ambiguë. Comme Hildegarde finalement, elle justifie le génie de la prophétesse en privilégiant le recours à la simplicité d’âme, voire à la supposée instruction sommaire de Marguerite Porée, attaquée en justice pour ses écrits. L’intellectualité de la femme se voile pour que paradoxalement, on reconnaisse la capacité de la femme simple à enseigner différemment. Ces stratégies du Moyen Age sont révélatrices de permanences voire de préjugés : peur devant l’emploi de la raison « froide » par des femmes, admiration ambivalente de la douceur féminine, reconnaissance de la capacité des femmes à enseigner aux petits enfants et finalement, statutairement…seulement aux petits enfants. Qu’en est-il des femmes qui ne sont pas rangées dans la catégorie des « prophétesses » ? Deux exemples de femmes de l’aristocratie ont démontré, par leurs écrits et leur vie, qu’elles faisaient la promotion de la « virago » : la laïque Christine de Pisan, n’écrit-elle pas en 1405 dans la Cité des dames que les femmes exerçant l’autorité dans des situations où il y a absence d’homme (par exemple le veuvage) « fournissent la preuve irréfutable qu’il n’est aucune tâche trop lourde pour une femme intelligente » ? Yolande de Flandre (1326-1395), comtesse de Bar et dame de Cassel, veuve à 18 ans avec des enfants en bas âge, fut évincée de son héritage et eut recours à son intelligence tactique en épousant ultérieurement un homme plus jeune qu’elle, Philippe de Navarre – Longueville, dont elle décida de se séparer de corps trois ans plus tard. Philippe, quoique chef de guerre, n’avait pas rempli le service que son épouse attendait de lui, la protéger, elle et ses intérêts politiques et fonciers. Elle s’en chargerait donc elle – même et suivant les conseils de Christine de Pisan, elle connaîtrait assez de droit, assez des documents qui définiraient ses biens et ses droits, serait assez fine psychologue pour se montrer distante envers ceux qui la méprisent, circonvenir ses ennemis en flattant leur narcissisme, en faisant mine de les consulter et redoubler de bonté envers ceux qui dépendent d’elles et sont loyaux. Séparée de corps, la femme aristocrate aménage sa liberté. Mais au cours du colloque, la question attendue survint : qu’en était-il des femmes de condition modeste ? Les sources, en particulier judiciaires, révèlent une autre réalité sociale. Plus les femmes figurent bas dans l’échelle sociale, plus elles ont besoin de …protecteurs. Pourtant on voit des femmes qui reprennent avec courage l’imprimerie de leur défunt mari, des femmes commerçantes. A ces « virago » laïques, la société permet une surface sociale et une activité économique d’importance, mais l’ambivalence médiévale de la « faiblesse féminine », mise en valeur par les autrices elles-mêmes, reste une force de rédemption et un possible handicap social. Les femmes sont résilientes, ont des vertus antiques de courage et d’abnégation, mais apparaissent aussi comme « dé- protégées », une situation qui, sans anachronisme, n’est pas sans rappeler notre situation actuelle. Réfugiées dans un univers culturel de privilégiées, les intellectuelles peuvent tour à tour user de l’image de la « virago », plus souvent de la « prophétesse », avec toutes les ambivalences que ces deux images projettent sur leur identité multiple. Mais les femmes en difficulté, ballottées par les incertitudes et crises de notre monde ? On ne compte plus dans le vocabulaire managérial en vogue, les occurrences de l’expression « femme inspirante », pendant, dans la société sécularisée, de la « femme inspirée ». Très douce, cette expression fabrique aussi des « virago » modernes, êtres hybrides de notre XXIè siècle. Moderne Moyen Age aurait-on envie de conclure ou épopée postmoderne du soft power à l’usage d’un certain entre -soi ?